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mercredi 14 décembre 2011

Retrouver la Face : Etude du visage dans les dessins d’Antonin Artaud et d’Alberto Giacometti

Article publié dans Visage et portrait, visage ou portrait, Paris, Presse Universitaire de Paris10, 2010



Pour Antonin Artaud comme pour Alberto Giacometti le visage humain est l’objet d’une quête obsédante, inassouvie. « Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face (…) c'est au peintre à la lui donner », nous dit Artaud1. « Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance », semble lui répondre Giacometti2. Voilà dans quels termes Artaud et Giacometti reposent le problème intemporel de la figuration. L’un a pour projet de reconstruire une anatomie humaine qu’il juge par nature mortifère : « Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c'est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres traits3 », l’autre doute de la possibilité même de saisir l’apparence extérieure d’une tête : « La réalité me fuyait (…). J’essayais de faire mon portrait d’après nature et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile.4». S’il s’agit de déclarations et d’intentions qu’il nous faudra retrouver dans les œuvres, Artaud et Giacometti partagent toutefois un même sentiment d’échec dans la représentation de la figure humaine. Ce sentiment s’inscrit dans un moment historique, avec une génération d’artistes qui se réapproprient la figuration mais avec un visage menacé de délitement, d’effondrement, d’effacement, une physionomie instable qui peine à tout simplement exister.5 Ainsi chez Jean Fautrier, la figure humaine se confond, se mélange avec la matière et paraît avoir des difficultés à surgir d’elle, chez Henri Michaux la face semble se décomposer, perdre sa substance pour devenir spectrale. Chez Wols le visage peine à émerger du chaos des formes, pour Jean Dubuffet il se dissout dans la trivialité, chez Willem de Kooning il tend vers une géométrisation générale. Chez Artaud, nous verrons que la tête est menacée de fragmentation tandis que pour Giacometti, elle est tout simplement insaisissable. Nous constatons que pour tous ces visages, soit ils peinent à être, soit ils sont menacés de devenir autre chose, inhumain, monstrueux, décomposés. Au travers de ces artistes on peut se demander pourquoi la représentation du visage est elle devenue si instable, si proche de l’effondrement vers le néant ? Pourquoi semble-t-il si difficile de fixer les traits et la personnalité d’un sujet dans un portrait ? Pourquoi la figuration humaine n’est elle plus à déconstruire mais à reconstruire ? Pourquoi et comment a t’on perdu la face ?
Avant de d’analyser conjointement leurs oeuvres, justifions l’examen comparé d’Artaud et de Giacometti autour de cette question du visage. Depuis la rupture avec les surréalistes en 1934, Giacometti ne cesse de se poser la question obsédante « qu’est ce qu’une tête ?», problématique qu’il ne cessera de creuser jusqu’à sa mort, par le biais de la sculpture, de la peinture et du dessin. Ce questionnement revient comme un leitmotiv obsessionnel dans tous ses entretiens, ainsi il s’interroge:  « Pourquoi est ce que j’ai le besoin, oui, le besoin de peindre des visages ? Pourquoi est-ce que je suis…comment est-ce qu’on peut dire ?…presque halluciné par le visage des gens, et cela depuis toujours ?…Comme un signe inconnu, comme s’il y avait quelque chose qu’on ne peut voir au premier coup d’œil ?6 ». Pour lui « l’essentiel c’est la tête7 », « tous les jours je voudrais faire des paysages, mais je suis réduit aux têtes pour le moment. Parce que s’il on avait une tête, on aurait tout le reste ; si on n’a pas la tête, on n’a rien ; pour moi, en tous cas8. ». Mais cette recherche se traduit pour Giacometti par un échec permanent qui le pousse immanquablement à reprendre son travail qui consiste à copier « le résidu d’une vision9 ». Pourtant il avoue ne jamais pouvoir atteindre son but « J’essaie de faire ce qu’il me semblait impossible, il y a trente ans de faire. Je trouve que c’est aussi impossible qu’à l’époque et même c’est totalement impossible, il ne peut y avoir qu’échec. La seule chose qui me passionne c’est d’essayer quand même d’approcher ces visions qui me semblent impossibles à rendre10. ». Ainsi pour Giacometti son œuvre ne serait qu’une longue succession de faillites.11 Artaud partage le même avis sur ses propres dessins : « je suis désespéré du pur dessin (..) j’ai pointillé et buriné toutes les colères de ma lutte, et il en reste ces misères, mes dessins12 ». Nous aurions ainsi à faire à deux artistes produisant de sublimes ratages qui les poussent à une formidable énergie créatrice pour compenser cette impression.13 Si tout au long de ses écrits Artaud s’est interrogé sur le corps humain qu’il voudrait voir reconstruit, il n’a produit des portraits qu’à la fin de sa vie. Il aurait même souhaité vivre des ses dessins ou encore mieux devenir portraitiste 14 lorsqu’à sa sortie de l’asile en 1946 il se retrouva sans revenu et soutenu par ses amis. Artaud a sans doute pris des cours de dessin dans sa jeunesse, mais part quelques esquisses de décors et de costumes dans les années vingt, c’est à partir de son internement à l’asile de Rodez entre 1937 et 1946 qu’il développe ses expérimentations graphiques. Après sa libération et son retour à Paris il abandonne presque totalement le dessin d’imagination pour le portrait. A la différence de Giacometti, sa quête du visage passe par la recherche de l’identité. C’est par l’effondrement dans la folie qu’il chemine vers la question du visage, en faisant de ce dernier le lieu du combat de l’identité, notamment dans ses autoportraits, où il tente véritablement de se rassembler de se reconstruire. Si chez Giacometti le visage est menacé par le vide et la mort qui l’entourent et le pénètrent,15 chez Artaud le danger vient des présages de fragmentation qui le parcourent. Outre la problématique commune de la quête de la figure humaine, les deux hommes ont eu un parcours relativement parallèle comprenant en tous cas des événements communs. Les deux artistes ont participé au mouvement surréaliste puis s’en sont fait exclure par Breton. Les deux hommes au caractère solitaire ont connu une crise au milieu de leur vie, Giacometti à la suite de sa rupture avec Breton perd ses soutiens et ses marchands, il est de surcroît véritablement obsédé par la figuration et à l’impression d’un échec permanent. Pour Artaud c’est plus grave puisqu’il sombre dans la folie en 1937 et sera interné pendant 9 ans. Les deux artistes partagent une douleur existentielle d’être au monde. Une sculpture comme Tête sur tige de Giacometti, datant de 1947, montre une terreur primitive qu’Artaud explicite dans ses écrits.16 Mais c’est avant tout par une quête commune qui vise à saisir la vérité de l’Etre et à lui donner forme malgré les impressions d’échecs ou de menaces de dissolution que nous rapprochons Artaud et Giacometti.
Mais si l’on peut comparer l’intentionnalité commune d’Artaud et de Giacometti, leurs œuvres respectives montrent dans le même temps de grandes différences. Si chaque portrait d’Artaud pourrait être qualifié d’autoportrait tant il projette ses obsessions sur le modèle qu’il dépeint, les dessins de Giacometti sont des cages en papier où il tente de préserver la vision qu’il a du réel, l’apparence, plus que le réel lui-même.17 Ainsi Artaud et Giacometti incarneraient deux modes distincts de saisissement du réel, l’un se projetant sur le modèle tandis que l’autre se laisserait envahir par lui. Pour Carl Gustav Jung, l’individu a deux liens au monde, la perception et la projection de la réalité.18 Il décrit ainsi notre mode d’appréhension du monde en deux mouvements opposés, l’un allant du réel vers l’individu en passant par ses sens, l’autre partant du moi pour se transférer sur la réalité. Nous pensons qu’Artaud et Giacometti personnifient ces deux tendances. En effet les portraits d’Artaud, sont envahis par les souffrances de son auteur, par son expérience intérieure, faisant de lui un artiste expressionniste et non pas un créateur d’« œuvres de simulation esthétique de la réalité19 ». Giacometti possède une approche très différente, sensuelle, basée sur sa vision. Se rapprochant de la phénoménologie, il ne cherche pas à copier un réel qui existerait en soi, indépendant de tout regard humain, au contraire il cherche à incorporer les phénomènes de la vision, de la perception dans son travail, à l’instar des théories de Merleau-Ponty dans l’œil et l’esprit. L’autre grande divergence entre leurs deux travaux est le refus du psychologisme20 de Giacometti, qui se borne avant tout à construire « une tête », tandis que les portraits d’Artaud débordant de sentiments, sont tout autant un portrait mental que physique. Enfin leurs styles mêmes les différencient. Il est totalement extraverti, baroque pour Artaud, la feuille étant parfois noircie jusqu’à être perforée, ce que Derrida appelle « forcener le subjectile21 » c’est à dire contraindre la matière à exprimer ce qu’il ressent. Chez Giacometti, ce style est largement plus épuré, jouant sur le vide qui entoure les traits, mais tout aussi intense par sa capacité à emprisonner l’architecture d’une face. Pour rendre explicite ces différences, analysons deux de leurs autoportraits.
Chez d’Artaud le visage cherche son identité et l’on perçoit dans les traits le processus d’unification du moi. Lorsque Artaud est interné en 1937, il est incapable de parler en son nom, il se dit « mort au monde22 ». Il se dit grec, puis irlandais, signe du nom d’Antonin Nalpas, « il demande sans arrêt qu’on l’identifie 23». En somme il s’est perdu lui même, il a perdu la face par rapport au monde. « Je ne suis pas mort je suis séparé24 » dit Artaud dans les nouvelles révélations de l’être. Le processus de sa guérison passe donc pas un retour par la reformation d’un moi avec des fragments épars. Dès 1943, à Rodez, il recommence à signer de son nom. Mais tout au long de ses écrits, il décline des personnalités multiples, il s’assimile au Christ, aux Tarahumaras, peuple du Mexique chez qui il s’est initié au rite du peyotl en 1936, son délire est un délire monde comme dirait Deleuze. Malgré tout, il semble qu’il arrive à se retrouver au sein d’un moi multiple comme l’atteste la célèbre première phrase de cit-gît : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi25 ». Ses autoportraits sont des témoignages vertigineux de ses tentatives pour retrouver une identité. Ainsi dans l’Autoportrait du 11 mai 1946, soit quelques jours avant sa sortie définitive de l’asile de Rodez, dessin conservé au centre Georges Pompidou, une grande figure au centre de la feuille mesurant 63 x 49 cm, surmonte quatre petites figures. La face centrale, celle d’Artaud est fêlée, tout comme sa personnalité. Une large entaille sillonne son front et le fend. Cette faille elle-même se brise en deux au milieu du front. Le visage d’Artaud est donc divisé. Si nous observons plus attentivement nous voyons qu’Artaud à en fait accolé deux éléments de visage, il a forcé l’unité, mais il reste cette brisure. Il cherche à être un individu « au sens étymologique du terme, de corps indivisible26 ». Le contraste est frappant au niveau des yeux. L’un d’eux est représenté mi-clos, livide, l’autre est grand ouvert et extrêmement bien détaillé, jusqu’au reflet dans l’iris. D’un coté du visage on retrouve donc une face morte, dont les os du crane émergent. De l’autre on voit un visage en vie, par la courbe de la joue, par la force de l’œil. Artaud montre donc à l’œuvre le processus de ré-unification, par la juxtaposition forcée d’un visage mort et vivant. Tout comme deux plaques de la croûte terrestre en se frottant créent un tremblement de terre, deux morceaux du moi en se rapprochant créent une faille que l’on retrouve au milieu du visage. Et ce jeu de failles qui parcoure toute la face, sous l’œil gauche notamment façonne et sillonne le visage. Le processus de réunification de l’identité est donc un jeu de force chtonien, qui affecte jusqu’à la surface du visage. On retrouve cette dialectique de la surface et de la profondeur dans un des textes de Suppots et Suppliciations : « car dieu de son vrai nom s’appelle Artaud, et c’est le nom de cette espèce de chose innommable entre le gouffre et le néant / qui tient du gouffre et du néant /et qu’on n’appelle ni ne nomme / et il paraît que c’est un corps aussi / et non pas l’idée, mais le fait d’un corps / et le fait que ce qui est néant soit le corps / le gouffre insondable de la face, de l’inaccessible plan de surface par où se montre le corps du gouffre, le gouffre en corps, ce gouffre le corps, le gouffre corps27 ». Artaud s’applique à sonder le corps gouffre28 pour remonter jusqu’au plan inaccessible de la face, jusqu’à la sur-face. C’est par exploration, excavation qu’Artaud dessine. La figure d’Artaud est ainsi martelée, poinçonnée par ses voyages souterrains. On remarque ainsi les cavités notamment sur les pommettes. Le visage est donc véritablement un foyer de lutte pour l’identité, les marques crayonnées seraient comme les traces d’un champ de bataille ravagé et font de ce dessin une véritable cicatrice plastique. Ce jeu sur le moi se démultiplie si l’on considère la petite figure de droite comme un autre autoportrait d’Artaud, puisque l’on y retrouve cette même entaille qui part du front jusqu’au nez avec l’adjonction de clous comme supplice ou peut être éléments de fixation. La face est pour Artaud un lieu où l’on voit le combat pour son identité personnelle, une lutte pour la réunification, pour relier ce qui est disjoint, pour résilier cette pénible scission à l’intérieur de son être. Le visage est une quête inaboutie parce que le moi est sans cesse fuyant, menacé. Un des médecins à l’asile de Rodez, le docteur Jean Dequeker, a d’ailleurs commenté la création de cette œuvre «  sur une grande feuille de papier blanc, il avait dessiné les contours abstraits d’un visage, et dans cette matière à peine esquissée où il avait planté les tâches noires des futures apparitions, sans le miroir reflétant, je l’ai vu créer son double, comme dans un creuset, au prix d’une torture sans nom. Il travaillait avec rage, cassait crayons sur crayons, souffrait les affres de son propre exorcisme. Au milieu des cris et des poèmes les plus enfiévrés qui soient sortis de sa rate de supplicié, il frappait et incantait un peuple de larves rebelles, lorsque, tout à coup saisissant la réalité son visage apparut 29».
Si Artaud procède par « coups de sonde » pour faire remonter à la surface du visage les tourments de l’intérieur, c’est à dire pour faire rejaillir des profondeurs de l’âme un visage inconnu. Giacometti, lui, reste à l’extérieur. Il saisit le modèle avec son œil, en intégrant l’expérience de la vision. L’autoportrait de 1960, appartenant à la collection Klewan, montre comment il construit l’architecture d’une tête au travers des phénomènes de vision. Tout d’abord il se représente comme il se voit, tel qu’il a posé, c’est à dire de face, à hauteur des yeux, à une certaine distance. Il s’ensuit que l’on perçoit un certain relief dans cette tête, le nez est plus proche de nous, les oreilles semblant en retrait. Giacometti a opéré une réduction radicale, comme souvent dans ses dessins, sa tête et son buste flottent dans un espace blanc immatériel d’où émerge seulement un pan de mur au fond à peine esquissé. Il se représente entouré de vide. Par la même, une certaine présence se dégage de cette tête. L’orbite des yeux semble presque exagérément creusée derrière ses lunettes, comme si Giacometti regardait avec une focale courte, mise au point sur les yeux. Jean Paul Sartre décrit de façon claire cette situation : « Voici un tableau d’Ingres : si je regarde le bout du nez de l’odalisque, le reste du visage devient flou, un beurre rose tacheté de rouge tendre par les lèvres ; que je porte mon regard sur les lèvres, à présent, elles sortiront de l’ombre, humides, entrouvertes et le nez disparaîtra, mangé par l’indifférenciation du fond : qu’importe je sais que je peux le convoquer à ma fantaisie, voilà qui rassure. Avec Giacometti, c’est tout le contraire ; pour qu’un détail me semble net et rassurant et il suffit que je n’en fasse pas l’objet explicite de mon attention (…)30 ». Ainsi Giacometti ne peint pas les choses, il dessine un regard. Mais Giacometti va plus loin que ce premier pas physiologique. Ce qu’il cherche à saisir au travers de cette vision, c’est la présence de l’Etre. L’Etre est si difficilement saisissable qu’il faut le réduire. Ainsi il dit « En ayant un demi-centimètre de quelque chose, vous avez plus de chance de tenir un sentiment de l’univers que si vous avez la prétention de faire le ciel entier31. ». Cette réduction se fait au sein de l’architecture de la tête où prédomine le vide. D’autant que pour Giacometti le réel est discontinu, il change sans arrêt. Chaque regard ne peut se concentrer que sur une infirme partie du monde : «  Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient qu’une toute petite chose, très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tâche, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est à dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme si il disparaissait…resurgissait…disparaissait…resurgissait… c’est à dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier 32». C’est pourquoi Giacometti pratique l’épure dans la retranscription du visage, la chair ayant disparu. Il ne peut se concentrer que sur l’architecte de la tête, le reste étant sans cesse fuyant. Giacometti s’appuie sur la charpente interne du visage, sur le crâne ; il indique d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il ne distingue plus crâne et tête : « Alors, peu à peu, voir un crâne devant moi ou un personnage vivant, la différence devient minime…Le crane prend pour finir, une présence vivante (…). Travaillant d’après le personnage vivant, et cela avec presque de la frayeur, j’arrivais si j’insistais un peu, à voir à peu près le crane de travers33 ». Giacometti donne alors quelques coups de gommes diagonales qui abolissent la frontière de cette architecture. Cette technique permet de faire entrer de la lumière et de l’air dans un dessin. Mais ces coups de gomme en plein milieu du visage ont une portée plus symbolique ; c’est le vide même qui s’installe au cœur de l’Etre. Si les portraits de Giacometti mettent en doute l’intégrité de l’Etre, c’est parce que c’est autant par le vide que par le trait qu’ils se forment comme l’a remarqué Jean Genêt : « les traits ne sont là que pour donner forme et solidité aux blancs. Qu’on regarde bien : ce n’est pas le trait qui est élégant, c’est l’espace blanc contenu par lui. Ce n’est pas le trait qui est plein, c’est le blanc 34». Le visage humain devient alors un objet totalement diaphane, transparent, transpercé d’espace : « « Si je vois une tête de très loin, j’ai l’idée d’une sphère, si je la vois de très près, cela cesse d’être une sphère, pour devenir une complication extrême en profondeur. On entre dans l’être, on voit à travers le squelette 35». Cette interpénétration du plein et du vide, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et du néant au sein du visage humain, fait de lui une structure instable, fragile. Pour lui « les têtes (...), sont une masse en mouvement [allure], forme changeante et jamais tout à fait saisissable. Et puis elles sont comme liées par un point intérieur qui nous regarde à travers les yeux et qui semble être leur réalité, une réalité sans mesure, dans un espace sans limite. 36». Giacometti tente donc de saisir l’être, « le point intérieur » transcendant qui lie un visage sans cesse mouvant. « Il (le personnage) est surtout une espèce de noyau de violence. C’est probable d’ailleurs. Il me semble assez plausible qu’il en soit ainsi du fait même qu’il puisse exister…du fait même qu’il existe, qu’il n’est pas broyé, écrasé, il me semble qu’il faut qu’il y ait une force qui le maintienne 37». Par là il se rapproche du concept de conatus de Spinoza qui signifie « l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose 38».
Comme le remarque Jean Jacques Levêque « Giacometti est allé de l’enveloppe à l’âme. Sans rencontrer l’âme, et ayant usé l’enveloppe jusqu’à la corde. Artaud part du centre. De l’os. 39». Artaud et Giacometti se distinguent par le sens de perception du réel. Giacometti va de l’extérieur vers l’intérieur de l’Etre, depuis sa vision et par transparence, il atteint le noyau de l’Etre. Artaud part du moi interne du modèle qu’il imagine par projection de ses propres névroses, (« Et pourquoi des yeux quand il faudrait inventer ce qu’il y a à regarder »)40 pour le faire surgir sur le visage, sur la face, la sur-face. Là où Artaud et Giacometti se rejoignent c’est dans l’action de saisir le visage afin de le préserver. Pour Artaud, le visage humain est menacé de dislocation par le jeu des identités multiples qui le traverse. Il lutte donc par le dessin, pour réassembler ce qui était disjoint. Il envisage l’Art non pas comme un jeu de formes mais comme une magie véritable qui peut reconstruire le réel. Pour Giacometti l’Art n’est pas un moyen d’action mais un outil de connaissance. Le dessin l’aide à voir. Ce qu’il tente de préserver dans ses portraits c’est non seulement sa vision, mais aussi l’essence de la vie, le noyau qui permet à l’Etre de persister face à la mort et au Néant qu’il pressent envahissant et omniprésent. Grâce à Francis Ponge, nous savons que Giacometti se sentait lié aux dessins d’Artaud : « Ce que nous avons dit, Giacometti et moi, au sujet d’Artaud, je disais […] que les deux surréalistes les plus importants, ceux qui sont allés aux extrêmes, sont Marcel Duchamp (éléatisme) et Artaud (expressionnisme). Giacometti a approuvé, disant que les dessins d’Artaud sont parmi les plus beaux qu’il connaisse (les opposants aux exercices virtuoses de Matisse ou de Picasso). Beaucoup plus nécessaires, en effet. Il voulait parler des dessins proprement dits (portraits). Moi je pensais surtout aux dessins en marge des manuscrits […], trouant parfois le papier 41». Plus nécessaire, car partageant le même sentiment qu’il faut sauver le visage de l’engloutissement auquel il est condamné. Finalement pourquoi Artaud et Giacometti sont persuadés que la représentation du visage est devenue impossible ? A notre avis cela vient de l’ambition démiurge qu’ils s’imposent et qui ne peut mener qu’à l’aporie. Giacometti veut appréhender l’apparence par la vision, tout en étant confronté à un monde discontinu qui à chaque coup d’œil se reconfigure. Artaud lui veut donner un visage à quelque chose qui n’est pas encore né, à un nouveau corps qui n’aurait pas été conçu par Dieu mais par l’homme42 lui-même, un « corps sans organe », un corps qui ne fait plus souffrir son possesseur. Nous sentons bien que ces deux projets transcendent les possibilités d’un artiste. Le fait de se fixer des objectifs irréalisables mène inévitablement à l’échec, mais à de magnifiques faillites. Si tous leurs portraits ne sont pour eux que des ratages, ils sont pour nous des tentatives désespérées de sauver le visage du néant et une sublime manière de lui faire retrouver la face.


1 Artaud, Antonin, Portraits et dessins par Antonin Artaud du 4 au 20 juillet 1947, Paris Galerie Pierre, 1947, texte écrit à l’occasion de l’exposition des dessins de l’auteur à la Galerie Pierre in Artaud, Antonin, Oeuvres, Paris, Gallimard, 2004, p 1536
2 Giacometti, Alberto, « Carnets et feuillets », vers 1960 in Giacometti, Alberto, Ecrits, Paris, Hermann, (1990), 1997, p 218
3 Artaud, Antonin, ibid.
4 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Schneider », juin 1961 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 263
5 Hermann Hesse dans le Loup des steppes, Paris, Calmann-Levy, (1927), 1947, p. 13, écrit à propos des suicidés une phrase qui pourrait s’appliquer aux visages dépeints dans les années quarante : « Le propre du « suicidé »- et Harry l’était- n’est pas de se trouver forcément en relations constantes avec la mort, mais de sentir son moi, à tort ou à raison n’importe, comme un germe particulièrement dangereux, douteux, menaçant et de menacé de la nature ; c’est de se croire toujours exposé au danger, comme s’il se trouvait sur la pointe extrême d’un rocher d’où la moindre poussée du dehors et la moindre faiblesse du dedans peuvent suffire à la précipité dans le vide ».
6 Giacometti, Alberto , ibid, p 262
7 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », 3 mars 1951 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p247
8 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », 13-19 juin 1962 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 270
9 Giacometti, Alberto , ibid, p 273
10 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Pierre Schneider », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 262
11 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Dumayet », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 284 « Alors j’ai recommencé à travailler non plus pour réaliser la vision que j’ai des choses mais pour comprendre pourquoi ça rate »
12 Artaud, Antonin, op.cit., p 1049
13 Bonnefoy, Yves, Alberto Giacometti, Paris, Editions Assouline, 1998, p 297-298, « En fait la pensée d’Artaud nous aidera surtout à comprendre ce qui va faire l’originalité de la décision de Giacometti. Tout comme ce dernier, Artaud avait éprouvé, quand il en était encore aux formes classiques de l’expression, qu’il lui était impossible de rendre compte de ce que lui paraissait être la vie ; il avait vécu cet échec comme l’essentiel de son expérience, le manquement où chercher la vérité, et de ce point de vue les deux recherches avaient été remarquablement parallèles, autant que contemporaines »
14 Derrida, Jacques & Thévenin, Paule, Artaud dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p 36
15 Giacometti, Alberto, « Le rêve, le sphinx et la mort de T », décembre 1946 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p30, « Je commençais à voir les têtes dans le vide (…). Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément ».
16 Bonnefoy, Yves, op.cit, p 297 « (...) Tête sur tige, ce portrait d’Artaud à sa façon, sculpté dans les mois de sa mort ? »
17 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 274, « De toute manière, on ne peut tout posséder, on ne peut tout posséder… Ce qu’on pourrait posséder, ce n’est que l’apparence. Il ne reste de la réalité que l’apparence. » 
18 Jung, Carl-Gustav, L’Homme à la découverte de son âme, 1943, 6ème édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1962, p. 17 « L’individu a deux liens au monde, la perception et la projection, deux liens irrationnels. Ce que l’individu reçoit du monde par l’intermédiaire de ses sens : la perception. Et ce qu’il y investit, ses mirages et ses chimères intérieures : la projection. Elles sont dévastatrices si elles demeurent inconscientes »
19 Artaud, Antonin, op. cit., p. 1536
20 Bonnefoy, Yves, op.cit., p. 376 « Quant à moi, je suis tout à fait incapable d’exprimer quelque sentiment humain que ce soit dans mon travail, J’essaie de construire une tête et rien de plus »
21 Derrida, Jacques & Thévenin, Paule, op. cit., p. 55-108
22 De Mèredieu, Florence, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, p. 749
23 ibid, p. 844
24 ibid, p. 788
25 ibid, p. 1152
26 Allet, Natacha, Le gouffre insondable de la face, Genève, La Dogana, 2005, p. 13
27 Artaud, Antonin, Oeuvres, p. 1420
28 Rappelons cette phrase extraite du Visage humain : « Tous sont des ébauches, je veux dire des coups de sondes ou de boutoirs donnés dans tous les sens du hasard, de la possibilité, de la chance ou de la destinée »
29 Jean Dequeker, Naissance de l’image, La Tour de Feu, n°63-64, décembre 1959, p. 25 in Coll., Artaud sans légende : réed. à l'identique du dossier essentiel de La Tour de feu (1959-1971-1977), Jarnac : Les Amis de Pierre Boujut et de la Tour de feu, 2002
30 Sartre, Jean Paul, « les peintures de Giacometti », in Sartre, Jean Paul, Situations IV, Paris, Gallimard, 1978, p. 361
31 Giacometti, Alberto , « Entretien avec David Sylvester », in Giacometti, Alberto, Ecrits,, p.291
32 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 274
33 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p.245
34 Genet, Jean,  « L’Atelier d’Alberto Giacometti » in Jean Genet, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1979, p. 63
35 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 270
36 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Dumayet », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 284
37 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p. 245
38 Spinoza, Baruch, Ethique, Paris, Gallimard, (1677), 1994, Éthique III, Proposition VII 
39 Levêque, Jean-Jacques, Antonin Artaud, Paris, Henri Veyrier, 1985, p. 101
40 Artaud, Antonin, Œuvres complètes, Tome XIV, Paris, Gallimard, 1978, p 202
41 Ponge, Francis, L'Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 165. Giacometti a pu voir les dessins d’Artaud dans la galerie de Pierre Loeb qui exposait les deux artistes. Ils ont d’ailleurs tous les deux pris Loeb comme modèle. Malheureusement si les portraits de Giacometti (il en en a réalisé trois) sont saisissant de virtuosité technique celui d’Artaud est purement mimétique et sans grand intérêt esthétique ou d’expression. Rencontre avortée.
42Artaud, Antonin, Pour en finir avec le jugement de dieu in, Oeuvres, p 1654. L’une des obsessions majeures d’Artaud est la refonte du corps humain. Selon lui « L’homme est malade parce qu’il est mal construit » il devrait « passer une fois de plus mais la dernière sur une table d’autopsie pour lui refaire son anatomie »

Raymond Carver et Edward Hopper : La Fatalité du Quotidien

Introduction de mon mémoire de Master2  en Letrres Modernes:
Raymond Carver et Edward Hopper : La Fatalité du Quotidien


Si un homme souhaite se familiariser avec l'esprit de l'époque, il ne doit pas tout d'abord se diriger vers la maison du gouverneur ou le palais de justice. Il lui faut chercher l'esprit subtil de la vie dans des faits plus proches. C'est ce qui est fait et enduré à la maison, dans la constitution, l'histoire et le tempérament personnels, qui possède pour nous le plus grand intérêt.
Ralph Waldo Emerson






Une femme, debout, les bras croisés et un homme assis sur le seuil d'une vieille maison victorienne. Devant eux, au centre d'un champ d'herbes hautes brulées par le soleil, un chien se retourne, aux aguets, vers un appel invisible. Comme horizon un sous bois, qui en atteignant presque le pas de la maison semble absorber la chaleur des grandes herbes décolorées. Le couple vieillissant paraît défait; il ne partage plus qu'une forme de lassitude. Chacun, l'homme, la femme, le chien même, est perdu dans son être; aucun échange, pas de circulation des affections. L'homme pensif, tente de jouer avec un animal attentif à une sollicitation lointaine. La femme reflète, par son visage tendu, une forme d'impatience mêlée d'une frustration éteinte. Si les fenêtres de la maison sont ouvertes, les rideaux, eux, sont fermés, empêchant le foyer de communiquer avec un extérieur angoissant. Les herbes jaunies, sur le point de définitivement sécher, se confondent avec la vieille chevelure blonde de l'homme et de la femme, évoquant la décrépitude et une mort certaine. Et le sous bois, sombre et profond, semble s'avancer et envahir toute la scène pour la noyer et la faire retourner à l'inconnu et à l'indistinct. Rien ne se passe et pourtant tout paraît se dissoudre.
Ce tableau d'Edward Hopper, intitulé Cape Cod Evening [ill.1], daté de 1939, apparaît étrangement comme l'image future d'un couple issu d'une nouvelle de Raymond Carver. Dans « How about this » (TT, p.235), deux jeunes époux traversant une crise affective fuient New York pour retourner à la campagne, dans la maison natale de la femme devenue inoccupée. L'arrivée en voiture décrit exactement ce même paysage de sous bois, d'herbes hautes et d'épais buissons. Le décor s'avère absolument le même, comme un univers persistant. Cette maison isolée représente, pour ces jeunes gens, l'espoir d'un nouveau départ. Au milieu de ce pré, ici encore vert et qui paraît véritablement être le leitmotiv des deux œuvres, la femme tournoie sur elle même, enthousiaste, les bras écartés au dessus de sa tête tandis que l'homme, plus inquiet, fume cigarette sur cigarette et s'assoit, le dos calé contre un arbre, indécis quant à la possibilité de rester ici. La vision du tableau de Hopper résonne de manière troublante avec cette nouvelle de Carver. Il y aurait là comme un monde commun, le récit d'un même couple dont nous suivrions l'existence. Hopper nous montrerait ce qu'il adviendrait de ces gens, trente ans plus tard, alors qu'ils auraient pris la décision de s'installer dans cette maison retirée. Les dissensions latentes du couple dans la nouvelle de Carver se trouveraient ici manifestes dans la peinture de Hopper; nous aurions là l'histoire d'un échec, deux instantanées d'une existence quotidienne vouée à la faillite. Mais nous aurions surtout là, la construction d'un même univers, symbolique et imaginaire, par l'intermédiaire de deux arts, deux formes de récits, décrivant une réalité commune, une vision du monde partagée.
En présentant ensemble les œuvres de Raymond Carver et d'Edward Hopper, c'est cette vison commune que nous voulons analyser. Vision d'une Amérique épuisée, composée de gens de bureaux anonymes, de couples silencieux, d'hommes accoudés fragilement au comptoir d'un bar vide, de femmes abandonnées à nos désirs, d'êtres semblant attendre éternellement sur un quelconque perron quelque chose qui ne viendra jamais. Ce monde c'est celui d'un quotidien moderne rendu visible dans ses moments de suspension, provoqués par des états d'introspection. Un monde d'individus à la dérive, sans repère, sans visibilité, sans perspective, si ce n'est celle d'un crédit à rembourser. Un monde où l'archipellisation des êtres tient lieu de tissu social. Un monde dont il serait impossible de s'extraire. Un monde de fatalité.
Les œuvres de Hopper et de Carver font donc l'objet d'un rapprochement intuitif1. Ainsi le catalogue d'exposition dédié à Hopper par la fondation de l'Hermitage en 2010 indique que « si l'on songe aux récits minimalistes de Raymond Carver, centrés sur des épisodes de la vie réelle réduits à leur plus simple expression, il se peut que l'on pense à Hopper. Et pourtant il n'existe aucune trace du fait que Carver aurait écrit sous l'inspiration de la peinture de Hopper; le sentiment de solitude, l'appel des grands espaces, le caractère dépouillé des « images » de Carver […] et le fait que Carver « colle » à la « qualité picturale » de Hopper atteste plutôt une communion de sentiments, qui fait entrevoir combien le peintre était en avance sur l'esprit de son époque »2. Cette intuition, il nous faut déjà l'interroger. Les deux hommes sont nés avec presque trois générations d'écart, géographiquement à l'exact opposé du continent américain. Edward Hopper est venu au monde en 1882, dans l'état de New York, au sein d'une famille modeste de commerçants en mercerie. Il appartient à la petite bourgeoisie locale grâce au patrimoine et à la position dominante de la grand mère maternelle au sein de leur communauté Baptiste, fondé par son propre père. Attiré par le dessin dès l'enfance, il a reçu une solide éducation dans des écoles privées avant de poursuivre ses études d'arts à New York, qu'il complétera par trois voyages à Paris entre 1906 et 1910. Raymond Carver, lui, est né en 1938 dans l'état d'Oregon et a grandi dans l'état de Washington, dans la petite ville de Yakima. Fils d'un employé de scierie sombrant petit à petit dans l'alcoolisme et d'une mère multipliant les petits emplois, il connait de près l'Amérique prolétarisé. Dès l'enfance il conçoit un goût pour les histoires, se cachant pour lire des westerns, des polars, des livres d'aventures alors que son père lui préfèrerait des activités plus « utiles »3. Marié à 18 ans et père de deux enfants dès 20 ans, il devra toute sa vie tenir entre sa vocation littéraire et les nécessités financières. Grâce au soutien de sa femme, il s'inscrit tout de même à l'université de Chico en Californie, en cours de creative writing. Là, il se forme auprès de l'écrivain John Gardner4 qui lui transmettra ses valeurs littéraires, celle d'une fiction basé sur la clarté, fondé sur le vécu, conçu comme une médecine ; plutôt Conrad, Tolstoï, Dostoïevski que les recherches expérimentales du roman américain de ces années soixante (Barth, Pynchon, Gass). A priori rien de commun, au point de départ, entre Hopper et Carver. Pourtant leur parcours et leur existence vont néanmoins pouvoir être mis en parallèle. Tout d'abord, ils accèdent à une reconnaissance tardive, après avoir été dans la nécessité de travailler pour subsister à leurs besoins; en tant qu'illustrateur pour Hopper, qui n'est légitimé en tant qu'artiste qu'à partir de 1923 et grâce à la vente de ses aquarelles alors qu'il a déjà plus de 40 ans; Carver devra attendre juin 1971 pour publier enfin dans un journal important, la revue Esquire, grâce à Gordon Lish5 qui sera l'éditeur de son premier recueil en 1976, alors qu'il jongle depuis 10 ans entre petits jobs, poste de professeur et un alcoolisme de plus en plus inquiétant. Artistiquement, Hopper et Carver sont deux hommes qui ont refusé les avant-gardes formalistes. Psychologiquement, ce sont deux hommes timides, peu enthousiastes dès qu'il s'agit de communiquer. Deux hommes individualistes, politiquement non engagés, voir plutôt conservateurs. Deux hommes mariés à qui la solitude et la réclusion ne font pas peur. Mais c'est au travers de leurs œuvres que la convergence est surtout visible et si l'on devait trouvé une première source commune, ce serait l'admiration qu'ils ont envers l'écriture d'Hemingway6; admiration qui trace la structure de leurs arts: réalisme, minimalisme, sentimentalité glacée, art de l'évocation plutôt que de la démonstration.
          Hopper et Carver sont d'abord perçus comme des artistes réalistes, terme qu'il nous faudra discuter, représentant des thèmes communs; ceux du couple, du quotidien, de l'ennui, de l'attente, appartenant en cela à une certaine tradition américaine7. Sujets communs mais aussi style commun, qualifié de minimaliste, étiquette que nous serons aussi amener à interroger. Un minimalisme décrit de la manière suivante par Carver, mais que l'on pourrait tout aussi bien appliquer au travail de Hopper : « Dans une œuvre de fiction, la tension est crée, en partie par la façon dont les mots concrets sont reliés entre eux pour constituer la trame visible de l'action. Mais il y a aussi les choses non dites, les choses qui restent entre les lignes, le paysage que l'on sent affleurer sous la surface lisse (ou quelquefois heurtée et irrégulière) des objets visibles »8. Mais de nombreux artistes ont travaillé ces thèmes et cette manière; on aurait pu dès lors mettre en parallèle John Cheever avec Andrew Wyeth ou John Updike avec Ralph Goings. L'arbitraire de la comparaison s'atténue lorsque, à seconde vue, les travaux de Hopper et de Carver se répondent dans des motifs plus souterrains. On peut prendre comme exemple la sensation d'étrangeté qui émerge, au cœur du banal, que ce soit par l'intermédiaire d'une architecture à la perspective déformée ou par l'apparition soudaine d'un paon au milieu d'un salon. Leur réalisme partagerait ainsi une même forme d'irrégularité inquiétante qu'il serait intéressant d'étudier. On pourrait aussi dire que le genre court de la nouvelle pratiqué par Carver est analogue à la manière qu'à parfois Hopper de peindre comme un voyageur en train qui regarde furtivement à l'intérieur des appartements défilant sous ses yeux. Cette manière, Carver la rapporte de la façon suivante « Prichett définit la nouvelle comme « une chose fugace qu'on entrevoit en passant, du coin de l'oeil ». Notez bien le terme fugace. D'abord il y a cette vision fugace. Puis la vision fugace se met à vivre, et se transforme en quelque chose qui illumine l'instant présent et qui, avec de la chance, aura peut-être des conséquences durables et prendra une signification plus large. La tâche du nouvelliste consiste à donner le plus de force possible à cette vision fugace »9. Cette façon fugace, et même si elle provient d'un lent travail de composition, on la retrouve dans de nombreux tableaux d'Hopper, comme dans Night Windows [ill.2], daté de 1928, dont le point de vue semble venir d'un métro aérien. De cette sensation d'être un œil furtif, nait une position de voyeur chez le spectateur de Hopper; et ce thème du voyeurisme se retrouve en écho dans les nouvelles de Carver. S'entretissent donc, par un examen plus attentif, des motifs qui permettent de justifier l'opération de comparaison, celle qui permet d'avoir « quelque connaissance, de ce ce qui, sans cela resterait inconnaissable »10. Ces relations sous-entendues, qui se multiplient dans une lecture parallèle, autorisent, à nos yeux, la possibilité d'un rapprochement.
         Mais avant d'analyser conjointement les deux œuvres, il faut en rappeler toutes les difficultés. La première est bien évidemment celle de la confrontation entre texte et image. A ce sujet, deux théories s'affrontent. La première affirme, depuis la renaissance, l'équivalence entre les deux arts, assimilant alors image et écriture, les faisant devenir sœurs (l'une tout de même plutôt subordonnée à l'autre), justifié par le vers célèbre d’Horace « Ut pictura poesis »11. Cet idéal de correspondance, on le retrouve renouvelé dans une version dix-neuvième chez Baudelaire et chez les symbolistes; peinture et littérature n'étant que des manifestation suggestives du monde des Idées pures, ils renvoient à un même référant transcendant. Mais ce parti pris, on le retrouve aussi au vingtième siècle, chez des penseurs comme Deleuze qui affirme qu'il existe une « communauté des arts, un problème commun. En art, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes, mais de capturer des forces»12. Face à cette idée, on retrouve l'opinion, devenue dominante, de l'impossible traduction. L'autonomie que les arts ont acquis depuis le dix-neuvième siècle, ferait de toute comparaison des entreprises vouées à l'échec, manifesté par l'idée d'intraductabilité, pensant chaque art comme incommensurable. Lessing, avec son Laocoon, publié en 1766 et sous-titré Des frontières de la peinture et de la poésie, symbolise déjà la fin de la symbiose classique du texte et de l'image, en soulignant leurs spécificités temporelles et mimétiques13. Dès lors, chaque pratique artistique s'engage sur le chemin de l'auto-réflexion, rendant ainsi toute tentative de comparaison au minimum difficile14 voire inopportune15. Face à cette antinomie, une troisième voie est possible. En suivant les travaux de Bernard Vouilloux16 et de Louis Marin17, nous affirmerons que certes, chaque art possède une part d'insaisissable, quelque chose d'irréductible qui résiste à toute translation. Mais pour autant peinture comme littérature sont deux arts transitifs, deux langages qui ont pour signifié le monde lui même. A moins de penser que le monde n'existe pas, ou qu'il n'est pas accessible en dehors du signifiant, juxtaposer un texte et une image revient à analyser deux manières de construire un monde18. Et ces façons, ces manières de voir ont peut les comparer, les penser. Et on ne peut pas faire autrement car comme le remarque Valéry à propos de Corot, « tous les arts vivent de la parole » et « toute œuvre exige qu'on lui réponde »19. Cependant l'erreur serait de négliger les caractéristiques de chaque pratique, leurs opacités20; ne parler que du représenté. Comparer littérature et peinture c'est comparer deux mondes conçus par des moyens dissemblables, que l'on sait non superposable - on ne peut dire totalement ce que l'on voit, on ne peut figer sur une toile l'instabilité déployé de la pensée – mais dont on suppose qu'ils renvoient à notre univers commun, au moins par métaphore. A partir de ce présupposé, il est dès lors possible d'entreprendre la mise en perspective d'une œuvre littéraire par une œuvre picturale.
L'autre écueil serait de n'établir qu'un catalogue de correspondance, un jeu stérile de ressemblances. Car dès que l'on se met à comparer, on trouve et l'on tombe nécessairement sur des rapports de similitude ; le grand danger de l'analogie étant de voir et de construire à l'excès de l'identique, de penser partout du même. Pour éviter cela notre étude sera centrée sur la notion de quotidien. Nous émettons l'hypothèse que Carver et Hopper sont deux artistes qui dévoilent et dénudent ce concept de monde quotidien. Dès lors, on cherchera à comprendre comment ils parviennent à montrer ce qui pour nous est chaque jour invisiblement répété et quelle conception de cette notion ils ont respectivement. Notre étude comparée ne sera donc pas un recueil complet des identités entre le travail de Carver et de Hopper, mais la soumission de leurs œuvres à cette question de la quotidienneté. Nous nous appuierons pour cela sur deux œuvres pensant cette notion difficilement définissable par son caractère à la fois proche et inapparent. Tout d'abord un texte de Maurice Blanchot intitulé « La parole quotidienne » publié dans L'Entretien infini. Blanchot y définit le quotidien comme « ce qu'il y a de plus difficile à découvrir »21 du fait sa trop grande proximité avec nous mêmes22. Le quotidien est aussi un lieu « sans sujet » où les singularités sont effacés au profit d'un homme générique : « Le quotidien est le mouvement par lequel l'homme se retient comme à son insu dans l'anonymat humain. Dans le quotidien, nous n'avons pas de nom, peu de réalité personnelle, à peine une figure »23. Cette idée d'invisibilité et d'indifférenciation du quotidien nous l'appliquerons aux mondes de Carver et de Hopper pour mieux les comprendre et les appréhender. L'autre texte, nettement plus vaste, qui nous accompagnera sera le livre de Bruce Bégout, La Découverte du quotidien. L'auteur, en décrivant phénoménologiquement les structures du quotidien, développe une thèse que nous confronterons à l'univers des œuvres de Carver et de Hopper. Pour résumer, l'idée centrale de Bégout est que le quotidien est un processus invisible qui a pour but de rendre habitable à l'être humain, par la répétition, un monde inconnu, instable et fondamentalement angoissant : « La quotidienneté apparaît ainsi comme ce processus de naturalisation du refoulement de la relativité inquiétante du monde. Non seulement elle escamote l'essence véritable du monde en transfigurant ce dernier en un monde de la vie évident et familier, mais elle fait disparaître du même coup son travail souterrain de transformation du doute en assurance, de présomptivité relative en certitude absolue. En un mot, elle déproblématise le caractère problématique de l'essence du monde »24.
A partir de ces idées, succinctement ici exposées, notre travail sera de voir si et comment elles s'ajustent au travail de Carver et de Hopper. Mais surtout comprendre comment ces artistes pensent et matérialisent la quotidienneté? Qu'est ce que le quotidien? Comment se manifeste-t-il? Comment les êtres le subissent ou le dépassent? Par quels moyens le dévoilent-on? Peut on y échapper? Quel effet a-t-il sur leurs personnages? Comment le ressent-on, de notre position de spectateur? Quel écho ce quotidien révélé a-t-il sur nous?
Dans un première temps, nous développerons le sentiment de solitude et la tonalité angoissante qui se dégage à la fois des œuvres de Carver et de Hopper, puis nous examinerons le moment de prise de conscience qui émerge chez leurs personnages par le sentiment d'un réel étranger, enfin nous analyserons quelles conceptions l'on peut dégager de leur vision du quotidien. En somme comparer la peinture de Hopper et les nouvelles de Carver nous permettra de comprendre comment deux arts singuliers peuvent rendre visible ce qui pour nous est ordinaire, insaisissable, indiscernable par le fait même qu'il soit composé de la trame de nos existences; ou comment la distance de l'art nous fait apparaître un monde, ce monde quotidien, celui où nous habitons.




1 Philippe, Romon, Parlez-moi de Carver, p.23. « En découvrant Carver au début des années 80, […] j'avais été touché par cette atmosphère que l'on retrouve dans les tableaux de Hopper: un univers de solitudes égarées dans l'immensité américaine ». Par ailleurs un site juxtapose des œuvres de Hopper et des phrases extraites des conversations de Carver. http://carver-hopper.blogspot.com/
2 Catalogue d’exposition, Hopper, p.70.
3 Philippe, Romon p.55
4 Raymond, Carver, Les Feux, p.57. Voir la préface de Carver intitulée « Un maître écrivain, John Gardner ».
5 Une polémique naitra lorsque Gordon Lish révèlera son travail d'ellipse sur les premières nouvelles de Carver, s'attribuant une part du succès de l'étiquette de minimaliste que Carver, lui n'avait jamais revendiqué. Cependant comme l'écrit l'écrivain Jay McInerney, « Carver a sorti deux recueils après avoir quitté Lish et, que je sache, ils n’ont rien à envier aux précédents ». A ce sujet voir http://bibliomancienne.wordpress.com 2010/09/25/lediteur-comme-createur-de-lauteur-le-cas-de-raymond-carver/
6 Raymond, Carver, op.cit., p.37. « Je pourrais dire que j'ai été influencé par tous les livres que j'ai lus, mais ce serait aussi faux que de prétendre qu'aucun écrivain ne m'a jamais influencé. Ainsi, j'ai toujours eu un goût très vif pour les nouvelles et les romans d'Hemingway.
Catalogue d'exposition, op.cit., p. 84. « Lorsqu'en 1927, Hopper travaillait comme illustrateur pour une revue qui publiait des récits, il en est un qui l'impressionna fort, The Killers, de Hemingway. A chaud il écrivit : «C'est un plaisir que de trouver un texte aussi agréable dans une revue américaine après avoir pataugé dans cette bouillie douceâtre qu'est notre prose » ». 
7 Edward, Lucie-Smith, Le Réalisme américain, p.14. Lucie-Smith définit cette tradition comme celle d'un art décrivant « le monde comme « chacun » peut le voir. […] L'art réaliste paraît effectivement convenir à l'expression d'une culture nationale qui, dès le début, s'intéressait à l'aspect égalitaire autant que pragmatique ».
8 Raymond, Carver, op. cit., p.36. C'est nous qui soulignons. On retrouve ici l'influence d'Hemingway et de sa théorie de l'iceberg donné dans Death in the afternoon: « Si un écrivain en prose en sait assez sur ce qu'il écrit, il peut omettre certaines choses et le lecteur, si l'écrivain écrit assez bien, aura la sensation de ces choses, aussi fortement que si l'écrivain les avait incluses. Le déplacement majestueux de l'iceberg est dû au fait qu'un neuvième seulement se laisse voir à la surface de l'eau. ».
9 Ibid., p.36
10 Jean, Borella, Penser l'analogie, p.13
11 Horace, Art poétique, Itinera Electronica, v.361. En s’associant aux poètes, les peintres de la renaissance vont utiliser cet extrait d’Horace pour justifier la peinture comme « art libéral », intellectuel et non comme « art mécanique » c'est-à-dire manuel.
12 Gilles, Deleuze, Francis Bacon, Logique de Sensation, p. 57.
13 Encyclopédia Universalis, « Laocoon, ou Des frontières de la peinture et de la poésie  (Gotthold Ephraim Lessing – 1766), « la peinture, soumise au principe de simultanéité, représente des corps coexistant dans l'espace, tandis que la poésie, soumise au principe de diachronie, représente des actions se succédant dans le temps ; par ailleurs, le peintre recourt à un langage constitué de signes « naturels », c'est-à-dire fondés sur la reproduction mimétique de la nature, tandis que le poète recourt à un langage constitué de signes « arbitraires », c'est-à-dire portés par les conventions de la langue ».
14 Austin Warren, & René, Wellek, A Theory of literature, p. 179. « l’acte de conception artistique ne se situe pas à un niveau intellectuel et général, mais au niveau d’un matériau concret ; et ce moyen d’expression concret a son histoire propre, souvent fort différente de celle de tout autre moyen d’expression »
15 « Écrire sur la musique, c’est comme danser sur de l’architecture, c’est stupide » pensait Lester Bangs, critique rock américain, soulignant ainsi abruptement la difficulté, l’absurdité, voir l’impossibilité de la transposition entre les arts (citation également à Elvis Costello, Miles Davis ou Thelonious Monk.)
16 Bernard, Vouilloux, La Peinture dans le texte
17 Louis, Marin, De la Représentation
18 Nelson, Goodman, Manière de faire des mondes. Nous entendons dans le concept de monde construit par une œuvre d'art, la définition donnée par Nelson Goodman « un monde est une version du monde vraie ». Pour Goodman une œuvre d'art est un symbole dont il faut apprendre à déchiffrer les règles constitutives. Chaque œuvre est un monde original présentant sa cohérence et sa valeur exploratoire propres, et qui conforte ou bouleverse une vision antécédente. « Quoi qu’on ait à décrire, on est limité par les manières de décrire. A proprement parler, notre univers consiste en ces manières plutôt qu’en un monde ou des mondes. » (p.11).
19 Paul Valéry, œuvres, vol. 2, p. 1307.
20 Louis, Marin, op.cit. p. 305. Ainsi dans le cadre classique « c'est l'invisibilité de la surface-support qui est la condition de possibilité de la visibilité du monde représenté. La diaphanéité est la définition théorique-technique de l'écran plastique de la représentation ». Dans le cadre moderne, l'opacité intervient par la façon dont les supports, picturaux et littéraires, manifestent leur présence, leur trace. Hopper et Carver apparaissent, à première vue, comme des artistes masquant leurs effets, mais nous verrons qu'ils n'en sont que plus puissants.
21 Maurice, Blanchot, L'Entretien infini, p.355.
22 ibid., p.355. « Le quotidien c'est donc nous-mêmes à l'ordinaire ».
23 ibid., p.362.
24 Bruce Bégout, La Découverte du quotidien, p.175.

A l’Ouest des Rails – Rouille - Wang Bing

« Tie Xi, quartier de la ville de Shenyang au nord-est de la Chine, est le plus ancien et le plus vaste centre industriel du pays. Construites en 1934 pour produire le matériel de guerre de l'armée impériale japonaise, les usines furent vite reconverties après l'instauration de la République populaire de Chine en 1949. À la fin des années 50, les usines ont été réaménagées avec du matériel fourni par l'Union Soviétique (essentiellement composé du stock de la Seconde guerre mondiale confisqué aux Allemands, à la fin de la guerre). La plupart des 157 projets industriels chinois, financés par les Soviétiques à cette époque, étaient implantés dans le quartier de Tie Xi et la zone industrielle alentour. Après la séparation sino-soviétique au début des années 60, beaucoup de ces usines furent délocalisées vers le centre du pays, mais plus d'une centaine restèrent en activité. Au début des années 80, le plein emploi régnait dans ces usines. Comme les ouvriers, envoyés dans les campagnes, pendant la Révolution culturelle regagnaient les villes, la main-d'œuvre à Tie Xi atteignit le million de personnes. Cependant au début des années 90, la plupart de ces entreprises d'état périclitaient et tournaient à perte. Fin 1999, les usines fermaient, les unes après les autres »

Ça commence par un plan enneigé, en plongée, sur un espace désert qui pourrait être une ville, un camp, l’enfer ou le passé de mes arrière-grands-mères. En vérité c’est le début d’une autopsie ouvrière, le film de l’agonie d’un immense centre industriel chinois, un voyage parfait dans les yeux d’un témoin muet.

On rentre dans ce bloc d’industries par un long travelling ferroviaire. Dans Stalker on quitte un espace militaire pour entrer dans une Zone céleste, ici les rails nous ramènent lentement au camp concret du travail.

On débarque alors dans un décor complètement alien. Sensation d’arriver dans une colonie minière près d’alpha du centaure. Il y a de longs hangars, enfumés, avec des machineries monstrueuses; la poussière s’incruste dans chaque image, la lumière est rouge fin de vie. Les murs suintent, la rouille bave de partout, c’est le royaume du visqueux et du décharné. Le gigantisme confiné. L’architecture est si inhumaine, si colossale, si déroutante que je m’attends à voir surgir un xénomorphe ou un prédator à chaque plan. Et pourtant au milieu de cette ambiance effrayante et métallique, des hommes s’agitent.

Tout cela est tout à fait féerique. Affreusement beau. J’entrevois le rêve brutal d’une colonie martienne en plein cœur de la Chine. Des images inouïes, sublimes. Des réminiscences de l’enfer, avec ces chaudrons, colosses en fusion, ces vapeurs toxiques virevoltantes. Des beautés absurdes, comme celle d’un ouvrier, isolé, qui tente de dégeler l'infini sol verglacé de l’usine avec un simple piquet. On suit ces hommes dans des atmosphères cramoisies, dans des lueurs alarmantes, on les suit jusqu’au bain, la caméra toute embuée. Vision vaporeuse de dos musclés. La bourgeoisie n’a pas le monopole du Beau. Ici le domination se renverse aussi par la démonstration de son propre sublime. Mais ce n’est pas filmé comme on regarderait un chef d’œuvre glacé, moralement les travellings ne sont pas parfaits, tout bouge un peu, il n’y a pas à respecter ce qui est photographié, il n’y a pas à l’élever au rang de lieu sacré, c’est la vie en mouvement qu’il faut transposer.

Car au cœur de ce qui devient inexorablement une friche dévastée, il y a tout de même le plus intéressant ; l’homme fatigué.

La première scène humaine se déroule dans une salle de repos, sorte de vestiaire de piscine au sol crade et bétonné, constellé de glaviots et mégots. Un type se fait couper les cheveux, les autres se marrent à côté. Il y a une longue table au centre de la pièce. Des types bridés parient au jeu de Go. L’un d’eux, complètement ivre, refuse de jouer. Il préfère garder son argent pour aller voir ses putes. Autour, des hommes nus partent ou reviennent du bain. Il y a une ambiance débile, collégienne. Une fausse bagarre est lancée. On pourrait croire voir de grands enfants exploités.

Mais la parole se libère face caméra. Des humains, toujours en train de fumer, montrent leur lucidité. Et là on ne peut que pleurer. Pas besoin de leur dire qu’ils sont dominés, leurs expliquer ce qu’est le capitalisme sauce coco, ils en savent beaucoup plus que nous. C’est le renversement des intelligences. Ils parlent de l’incompétence des dirigeants, font des calculs de revenus, sont conscients de leur intoxication au plomb. Ils savent tout et ne peuvent rien faire. Ils savent tout et rigolent, et attendent que le Destin les licencie.

Dans les sections administratives, il n’y a plus rien à foutre, sauf payer des salaires en retard de plusieurs mois. On maintient l’illusion. Une femme se peigne longuement, on va au karaoké maintenir la cohésion. Là, l’une des cadres de l’usine tient un discours libéral hallucinant ; l’usine aurait du être revendu à des actionnaires, l’état chinois doit se désengager, il faut réduire les coûts, privatiser. Cela semble la seule solution. Au fond, des chants maoïstes résonnent d’une manière ridicule, anachronique.

Chaque mois des usines ferment, le centre se vide, l’inanimé est en train de gagner, par sa stérilité. Mise en image des crises du Kapital, de ses crises cycliques, le réajustement voyons, tout cela est naturel, nous ne pouvons rien y faire, voyons, même l’état chinois n’y croit plus, au grand sauvetage, ne soyons pas trop exigeant. On voit que la rouille rôde et que la crise s’ajoute à la misère. Ouais bon un homme ce n’est pas grand-chose.

Chose surprenante, il ne semble pas y avoir de patron dans ces usines. Les hommes sont gouvernés par le vide, la peur et la poussière. Oh, on doit bien croiser un cadre qui passe surveiller le chargement de sacs de béton, mais c’est tout. Les ouvriers sont littéralement abandonnés dans leur grande arche métallique.

Titans et Nibelungen réunis dans le décor d’alien II.

Que se passe-t-il dans ces usines ? Déjà on vit masqué et casqué car l’environnement est méchamment hostile. On décharge des matières premières venues en train dans la poussière des parterres, on balance des métaux venimeux dans d’immense chaudrons, on coule d’énormes plaques rectangulaires que l’on stocke avec des machines araignées géantes. On fume, on s’ennuie, on se gèle, on transpire, on se déloque. L’usine menace sans cesse de s’effondrer, on passe son temps à tenter de la maintenir debout. On reconstruit des puits, on casse des endroits pour les rebâtir ailleurs. On conduit des engins pourris, on marche dans les toits, on vit dans le bruit, l’acidité et l’oppression inanimée.

Scène de science-fiction bien réelle. Des hommes, en loque, masqué, avec un foulard ou un béret sur la tête, le visage ne surgissant absolument pas. Ils déchargent de lourds sacs de terre d’un train en stationnement. Ils les amoncellent en tas monticule, qu’une grue récupère et balance plus loin. Progressivement, par la poussière, l’image devient orange, l’atmosphère se teinte d’irisation inquiétante. Les ouvriers fantômes continuent leurs gestes, de plus en plus épuisés, dans une immense fumée terreuse. Le cadre est posé vers l’ouverture du wagon qui n’en finit pas de vomir ses tonnes de matières. Cela pourrait être des cadavres, dans les sacs ou sous les loques.

Et puis il y les rapports humains, rigolos, cruels. Lorsqu’on ne travaille pas, on passe son temps à fumer, à jouer aux cartes, au jeu de go, à se doucher, à manger des plats réchauffés, à boire un peu. Les cadres font du karaoké, les ouvriers vont chez les prostitués. On se parle librement, on se vanne facilement, les anciens sont respectés avec ironie. Il y toujours la question de savoir comment s’en sortir avec si peu d’argent. Il y aussi les travailleurs itinérants, qui semblent ne plus rien avoir à foutre de rien. Il suffit de ne pas mourir et de rire de sa propre condition.

Quatre fois dans l’année, les travailleurs doivent séjourner en hôpital pour se faire désintoxiquer, dissoudre les métaux, le plomb dans leur sang. Le pompon. La goutte d'eau. On leur injecte un produit dangereux, qui les affaiblit, pour les soigner, avec des seringues rouillées. On trouve parfois mal les veines dans ces corps décharnés, mais bon il y a une forme de progrès, on tente de les sauver. Alors évidement il n’y a particulièrement rien à faire pendant ces mois de désintox. Un type joue du saxo dans une chambre, les autres regardent une revue porno. Le karaoké toujours. Une game boy comme seule forme de Spectacle. Certains pêchent dans d’immondes flaques boueuses. Un type s’y noie même.

Et c’est l’annonce de la faillite totale. L’immense camp va être totalement fermé. Certains ouvriers y retournent pour récupérer ce qui peut être récupérable. On parle des misérables indemnités. On discute sans colère, largement résigné. Que faire lorsque l’on est confiné, quand tout est inhospitalié, l’espace comme l’avenir. Et pourtant les voix sont là, qui ne demandent qu’à être prises en compte, mais elles sont étouffées par l'écho de hauts fourneaux désormais éteints.

L’usine est démantelée. Des murs de poussières s’effondrent des charpentes, en rideaux de fumée discontinue. La lumière se transforme en flaque opaque. On assiste à la retombée des particules souillées, le vestige d’une lente implosion atomique, hypnotique et magnifique.

L’hiver suivant, les canalisations explosent par le froid. Le gel se répand partout, dans les bureaux, dans les fourneaux. L’immense camp est paralysé dans une banquise artificielle.

Tout est désaffecté.