L'être qui travaille se dit : Je veux être plus puissant, plus intelligent, plus heureux – que – Moi.
Paul Valery
Show, don't tell.
Henry James
Non pas seulement le futur à prévoir, mais l'avenir à libérer.
Jacques Rancière

mercredi 14 décembre 2011

A l’Ouest des Rails – Rouille - Wang Bing

« Tie Xi, quartier de la ville de Shenyang au nord-est de la Chine, est le plus ancien et le plus vaste centre industriel du pays. Construites en 1934 pour produire le matériel de guerre de l'armée impériale japonaise, les usines furent vite reconverties après l'instauration de la République populaire de Chine en 1949. À la fin des années 50, les usines ont été réaménagées avec du matériel fourni par l'Union Soviétique (essentiellement composé du stock de la Seconde guerre mondiale confisqué aux Allemands, à la fin de la guerre). La plupart des 157 projets industriels chinois, financés par les Soviétiques à cette époque, étaient implantés dans le quartier de Tie Xi et la zone industrielle alentour. Après la séparation sino-soviétique au début des années 60, beaucoup de ces usines furent délocalisées vers le centre du pays, mais plus d'une centaine restèrent en activité. Au début des années 80, le plein emploi régnait dans ces usines. Comme les ouvriers, envoyés dans les campagnes, pendant la Révolution culturelle regagnaient les villes, la main-d'œuvre à Tie Xi atteignit le million de personnes. Cependant au début des années 90, la plupart de ces entreprises d'état périclitaient et tournaient à perte. Fin 1999, les usines fermaient, les unes après les autres »

Ça commence par un plan enneigé, en plongée, sur un espace désert qui pourrait être une ville, un camp, l’enfer ou le passé de mes arrière-grands-mères. En vérité c’est le début d’une autopsie ouvrière, le film de l’agonie d’un immense centre industriel chinois, un voyage parfait dans les yeux d’un témoin muet.

On rentre dans ce bloc d’industries par un long travelling ferroviaire. Dans Stalker on quitte un espace militaire pour entrer dans une Zone céleste, ici les rails nous ramènent lentement au camp concret du travail.

On débarque alors dans un décor complètement alien. Sensation d’arriver dans une colonie minière près d’alpha du centaure. Il y a de longs hangars, enfumés, avec des machineries monstrueuses; la poussière s’incruste dans chaque image, la lumière est rouge fin de vie. Les murs suintent, la rouille bave de partout, c’est le royaume du visqueux et du décharné. Le gigantisme confiné. L’architecture est si inhumaine, si colossale, si déroutante que je m’attends à voir surgir un xénomorphe ou un prédator à chaque plan. Et pourtant au milieu de cette ambiance effrayante et métallique, des hommes s’agitent.

Tout cela est tout à fait féerique. Affreusement beau. J’entrevois le rêve brutal d’une colonie martienne en plein cœur de la Chine. Des images inouïes, sublimes. Des réminiscences de l’enfer, avec ces chaudrons, colosses en fusion, ces vapeurs toxiques virevoltantes. Des beautés absurdes, comme celle d’un ouvrier, isolé, qui tente de dégeler l'infini sol verglacé de l’usine avec un simple piquet. On suit ces hommes dans des atmosphères cramoisies, dans des lueurs alarmantes, on les suit jusqu’au bain, la caméra toute embuée. Vision vaporeuse de dos musclés. La bourgeoisie n’a pas le monopole du Beau. Ici le domination se renverse aussi par la démonstration de son propre sublime. Mais ce n’est pas filmé comme on regarderait un chef d’œuvre glacé, moralement les travellings ne sont pas parfaits, tout bouge un peu, il n’y a pas à respecter ce qui est photographié, il n’y a pas à l’élever au rang de lieu sacré, c’est la vie en mouvement qu’il faut transposer.

Car au cœur de ce qui devient inexorablement une friche dévastée, il y a tout de même le plus intéressant ; l’homme fatigué.

La première scène humaine se déroule dans une salle de repos, sorte de vestiaire de piscine au sol crade et bétonné, constellé de glaviots et mégots. Un type se fait couper les cheveux, les autres se marrent à côté. Il y a une longue table au centre de la pièce. Des types bridés parient au jeu de Go. L’un d’eux, complètement ivre, refuse de jouer. Il préfère garder son argent pour aller voir ses putes. Autour, des hommes nus partent ou reviennent du bain. Il y a une ambiance débile, collégienne. Une fausse bagarre est lancée. On pourrait croire voir de grands enfants exploités.

Mais la parole se libère face caméra. Des humains, toujours en train de fumer, montrent leur lucidité. Et là on ne peut que pleurer. Pas besoin de leur dire qu’ils sont dominés, leurs expliquer ce qu’est le capitalisme sauce coco, ils en savent beaucoup plus que nous. C’est le renversement des intelligences. Ils parlent de l’incompétence des dirigeants, font des calculs de revenus, sont conscients de leur intoxication au plomb. Ils savent tout et ne peuvent rien faire. Ils savent tout et rigolent, et attendent que le Destin les licencie.

Dans les sections administratives, il n’y a plus rien à foutre, sauf payer des salaires en retard de plusieurs mois. On maintient l’illusion. Une femme se peigne longuement, on va au karaoké maintenir la cohésion. Là, l’une des cadres de l’usine tient un discours libéral hallucinant ; l’usine aurait du être revendu à des actionnaires, l’état chinois doit se désengager, il faut réduire les coûts, privatiser. Cela semble la seule solution. Au fond, des chants maoïstes résonnent d’une manière ridicule, anachronique.

Chaque mois des usines ferment, le centre se vide, l’inanimé est en train de gagner, par sa stérilité. Mise en image des crises du Kapital, de ses crises cycliques, le réajustement voyons, tout cela est naturel, nous ne pouvons rien y faire, voyons, même l’état chinois n’y croit plus, au grand sauvetage, ne soyons pas trop exigeant. On voit que la rouille rôde et que la crise s’ajoute à la misère. Ouais bon un homme ce n’est pas grand-chose.

Chose surprenante, il ne semble pas y avoir de patron dans ces usines. Les hommes sont gouvernés par le vide, la peur et la poussière. Oh, on doit bien croiser un cadre qui passe surveiller le chargement de sacs de béton, mais c’est tout. Les ouvriers sont littéralement abandonnés dans leur grande arche métallique.

Titans et Nibelungen réunis dans le décor d’alien II.

Que se passe-t-il dans ces usines ? Déjà on vit masqué et casqué car l’environnement est méchamment hostile. On décharge des matières premières venues en train dans la poussière des parterres, on balance des métaux venimeux dans d’immense chaudrons, on coule d’énormes plaques rectangulaires que l’on stocke avec des machines araignées géantes. On fume, on s’ennuie, on se gèle, on transpire, on se déloque. L’usine menace sans cesse de s’effondrer, on passe son temps à tenter de la maintenir debout. On reconstruit des puits, on casse des endroits pour les rebâtir ailleurs. On conduit des engins pourris, on marche dans les toits, on vit dans le bruit, l’acidité et l’oppression inanimée.

Scène de science-fiction bien réelle. Des hommes, en loque, masqué, avec un foulard ou un béret sur la tête, le visage ne surgissant absolument pas. Ils déchargent de lourds sacs de terre d’un train en stationnement. Ils les amoncellent en tas monticule, qu’une grue récupère et balance plus loin. Progressivement, par la poussière, l’image devient orange, l’atmosphère se teinte d’irisation inquiétante. Les ouvriers fantômes continuent leurs gestes, de plus en plus épuisés, dans une immense fumée terreuse. Le cadre est posé vers l’ouverture du wagon qui n’en finit pas de vomir ses tonnes de matières. Cela pourrait être des cadavres, dans les sacs ou sous les loques.

Et puis il y les rapports humains, rigolos, cruels. Lorsqu’on ne travaille pas, on passe son temps à fumer, à jouer aux cartes, au jeu de go, à se doucher, à manger des plats réchauffés, à boire un peu. Les cadres font du karaoké, les ouvriers vont chez les prostitués. On se parle librement, on se vanne facilement, les anciens sont respectés avec ironie. Il y toujours la question de savoir comment s’en sortir avec si peu d’argent. Il y aussi les travailleurs itinérants, qui semblent ne plus rien avoir à foutre de rien. Il suffit de ne pas mourir et de rire de sa propre condition.

Quatre fois dans l’année, les travailleurs doivent séjourner en hôpital pour se faire désintoxiquer, dissoudre les métaux, le plomb dans leur sang. Le pompon. La goutte d'eau. On leur injecte un produit dangereux, qui les affaiblit, pour les soigner, avec des seringues rouillées. On trouve parfois mal les veines dans ces corps décharnés, mais bon il y a une forme de progrès, on tente de les sauver. Alors évidement il n’y a particulièrement rien à faire pendant ces mois de désintox. Un type joue du saxo dans une chambre, les autres regardent une revue porno. Le karaoké toujours. Une game boy comme seule forme de Spectacle. Certains pêchent dans d’immondes flaques boueuses. Un type s’y noie même.

Et c’est l’annonce de la faillite totale. L’immense camp va être totalement fermé. Certains ouvriers y retournent pour récupérer ce qui peut être récupérable. On parle des misérables indemnités. On discute sans colère, largement résigné. Que faire lorsque l’on est confiné, quand tout est inhospitalié, l’espace comme l’avenir. Et pourtant les voix sont là, qui ne demandent qu’à être prises en compte, mais elles sont étouffées par l'écho de hauts fourneaux désormais éteints.

L’usine est démantelée. Des murs de poussières s’effondrent des charpentes, en rideaux de fumée discontinue. La lumière se transforme en flaque opaque. On assiste à la retombée des particules souillées, le vestige d’une lente implosion atomique, hypnotique et magnifique.

L’hiver suivant, les canalisations explosent par le froid. Le gel se répand partout, dans les bureaux, dans les fourneaux. L’immense camp est paralysé dans une banquise artificielle.

Tout est désaffecté.

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