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mercredi 14 décembre 2011

Retrouver la Face : Etude du visage dans les dessins d’Antonin Artaud et d’Alberto Giacometti

Article publié dans Visage et portrait, visage ou portrait, Paris, Presse Universitaire de Paris10, 2010



Pour Antonin Artaud comme pour Alberto Giacometti le visage humain est l’objet d’une quête obsédante, inassouvie. « Le visage humain n’a pas encore trouvé sa face (…) c'est au peintre à la lui donner », nous dit Artaud1. « Les têtes, les personnages ne sont que mouvement continuel du dedans, du dehors, ils se refont sans arrêt, ils n’ont pas une vraie consistance », semble lui répondre Giacometti2. Voilà dans quels termes Artaud et Giacometti reposent le problème intemporel de la figuration. L’un a pour projet de reconstruire une anatomie humaine qu’il juge par nature mortifère : « Le visage humain porte en effet une espèce de mort perpétuelle sur son visage dont c'est au peintre justement à le sauver en lui rendant ses propres traits3 », l’autre doute de la possibilité même de saisir l’apparence extérieure d’une tête : « La réalité me fuyait (…). J’essayais de faire mon portrait d’après nature et j’étais conscient que ce que je voyais, il était totalement impossible de le mettre sur une toile.4». S’il s’agit de déclarations et d’intentions qu’il nous faudra retrouver dans les œuvres, Artaud et Giacometti partagent toutefois un même sentiment d’échec dans la représentation de la figure humaine. Ce sentiment s’inscrit dans un moment historique, avec une génération d’artistes qui se réapproprient la figuration mais avec un visage menacé de délitement, d’effondrement, d’effacement, une physionomie instable qui peine à tout simplement exister.5 Ainsi chez Jean Fautrier, la figure humaine se confond, se mélange avec la matière et paraît avoir des difficultés à surgir d’elle, chez Henri Michaux la face semble se décomposer, perdre sa substance pour devenir spectrale. Chez Wols le visage peine à émerger du chaos des formes, pour Jean Dubuffet il se dissout dans la trivialité, chez Willem de Kooning il tend vers une géométrisation générale. Chez Artaud, nous verrons que la tête est menacée de fragmentation tandis que pour Giacometti, elle est tout simplement insaisissable. Nous constatons que pour tous ces visages, soit ils peinent à être, soit ils sont menacés de devenir autre chose, inhumain, monstrueux, décomposés. Au travers de ces artistes on peut se demander pourquoi la représentation du visage est elle devenue si instable, si proche de l’effondrement vers le néant ? Pourquoi semble-t-il si difficile de fixer les traits et la personnalité d’un sujet dans un portrait ? Pourquoi la figuration humaine n’est elle plus à déconstruire mais à reconstruire ? Pourquoi et comment a t’on perdu la face ?
Avant de d’analyser conjointement leurs oeuvres, justifions l’examen comparé d’Artaud et de Giacometti autour de cette question du visage. Depuis la rupture avec les surréalistes en 1934, Giacometti ne cesse de se poser la question obsédante « qu’est ce qu’une tête ?», problématique qu’il ne cessera de creuser jusqu’à sa mort, par le biais de la sculpture, de la peinture et du dessin. Ce questionnement revient comme un leitmotiv obsessionnel dans tous ses entretiens, ainsi il s’interroge:  « Pourquoi est ce que j’ai le besoin, oui, le besoin de peindre des visages ? Pourquoi est-ce que je suis…comment est-ce qu’on peut dire ?…presque halluciné par le visage des gens, et cela depuis toujours ?…Comme un signe inconnu, comme s’il y avait quelque chose qu’on ne peut voir au premier coup d’œil ?6 ». Pour lui « l’essentiel c’est la tête7 », « tous les jours je voudrais faire des paysages, mais je suis réduit aux têtes pour le moment. Parce que s’il on avait une tête, on aurait tout le reste ; si on n’a pas la tête, on n’a rien ; pour moi, en tous cas8. ». Mais cette recherche se traduit pour Giacometti par un échec permanent qui le pousse immanquablement à reprendre son travail qui consiste à copier « le résidu d’une vision9 ». Pourtant il avoue ne jamais pouvoir atteindre son but « J’essaie de faire ce qu’il me semblait impossible, il y a trente ans de faire. Je trouve que c’est aussi impossible qu’à l’époque et même c’est totalement impossible, il ne peut y avoir qu’échec. La seule chose qui me passionne c’est d’essayer quand même d’approcher ces visions qui me semblent impossibles à rendre10. ». Ainsi pour Giacometti son œuvre ne serait qu’une longue succession de faillites.11 Artaud partage le même avis sur ses propres dessins : « je suis désespéré du pur dessin (..) j’ai pointillé et buriné toutes les colères de ma lutte, et il en reste ces misères, mes dessins12 ». Nous aurions ainsi à faire à deux artistes produisant de sublimes ratages qui les poussent à une formidable énergie créatrice pour compenser cette impression.13 Si tout au long de ses écrits Artaud s’est interrogé sur le corps humain qu’il voudrait voir reconstruit, il n’a produit des portraits qu’à la fin de sa vie. Il aurait même souhaité vivre des ses dessins ou encore mieux devenir portraitiste 14 lorsqu’à sa sortie de l’asile en 1946 il se retrouva sans revenu et soutenu par ses amis. Artaud a sans doute pris des cours de dessin dans sa jeunesse, mais part quelques esquisses de décors et de costumes dans les années vingt, c’est à partir de son internement à l’asile de Rodez entre 1937 et 1946 qu’il développe ses expérimentations graphiques. Après sa libération et son retour à Paris il abandonne presque totalement le dessin d’imagination pour le portrait. A la différence de Giacometti, sa quête du visage passe par la recherche de l’identité. C’est par l’effondrement dans la folie qu’il chemine vers la question du visage, en faisant de ce dernier le lieu du combat de l’identité, notamment dans ses autoportraits, où il tente véritablement de se rassembler de se reconstruire. Si chez Giacometti le visage est menacé par le vide et la mort qui l’entourent et le pénètrent,15 chez Artaud le danger vient des présages de fragmentation qui le parcourent. Outre la problématique commune de la quête de la figure humaine, les deux hommes ont eu un parcours relativement parallèle comprenant en tous cas des événements communs. Les deux artistes ont participé au mouvement surréaliste puis s’en sont fait exclure par Breton. Les deux hommes au caractère solitaire ont connu une crise au milieu de leur vie, Giacometti à la suite de sa rupture avec Breton perd ses soutiens et ses marchands, il est de surcroît véritablement obsédé par la figuration et à l’impression d’un échec permanent. Pour Artaud c’est plus grave puisqu’il sombre dans la folie en 1937 et sera interné pendant 9 ans. Les deux artistes partagent une douleur existentielle d’être au monde. Une sculpture comme Tête sur tige de Giacometti, datant de 1947, montre une terreur primitive qu’Artaud explicite dans ses écrits.16 Mais c’est avant tout par une quête commune qui vise à saisir la vérité de l’Etre et à lui donner forme malgré les impressions d’échecs ou de menaces de dissolution que nous rapprochons Artaud et Giacometti.
Mais si l’on peut comparer l’intentionnalité commune d’Artaud et de Giacometti, leurs œuvres respectives montrent dans le même temps de grandes différences. Si chaque portrait d’Artaud pourrait être qualifié d’autoportrait tant il projette ses obsessions sur le modèle qu’il dépeint, les dessins de Giacometti sont des cages en papier où il tente de préserver la vision qu’il a du réel, l’apparence, plus que le réel lui-même.17 Ainsi Artaud et Giacometti incarneraient deux modes distincts de saisissement du réel, l’un se projetant sur le modèle tandis que l’autre se laisserait envahir par lui. Pour Carl Gustav Jung, l’individu a deux liens au monde, la perception et la projection de la réalité.18 Il décrit ainsi notre mode d’appréhension du monde en deux mouvements opposés, l’un allant du réel vers l’individu en passant par ses sens, l’autre partant du moi pour se transférer sur la réalité. Nous pensons qu’Artaud et Giacometti personnifient ces deux tendances. En effet les portraits d’Artaud, sont envahis par les souffrances de son auteur, par son expérience intérieure, faisant de lui un artiste expressionniste et non pas un créateur d’« œuvres de simulation esthétique de la réalité19 ». Giacometti possède une approche très différente, sensuelle, basée sur sa vision. Se rapprochant de la phénoménologie, il ne cherche pas à copier un réel qui existerait en soi, indépendant de tout regard humain, au contraire il cherche à incorporer les phénomènes de la vision, de la perception dans son travail, à l’instar des théories de Merleau-Ponty dans l’œil et l’esprit. L’autre grande divergence entre leurs deux travaux est le refus du psychologisme20 de Giacometti, qui se borne avant tout à construire « une tête », tandis que les portraits d’Artaud débordant de sentiments, sont tout autant un portrait mental que physique. Enfin leurs styles mêmes les différencient. Il est totalement extraverti, baroque pour Artaud, la feuille étant parfois noircie jusqu’à être perforée, ce que Derrida appelle « forcener le subjectile21 » c’est à dire contraindre la matière à exprimer ce qu’il ressent. Chez Giacometti, ce style est largement plus épuré, jouant sur le vide qui entoure les traits, mais tout aussi intense par sa capacité à emprisonner l’architecture d’une face. Pour rendre explicite ces différences, analysons deux de leurs autoportraits.
Chez d’Artaud le visage cherche son identité et l’on perçoit dans les traits le processus d’unification du moi. Lorsque Artaud est interné en 1937, il est incapable de parler en son nom, il se dit « mort au monde22 ». Il se dit grec, puis irlandais, signe du nom d’Antonin Nalpas, « il demande sans arrêt qu’on l’identifie 23». En somme il s’est perdu lui même, il a perdu la face par rapport au monde. « Je ne suis pas mort je suis séparé24 » dit Artaud dans les nouvelles révélations de l’être. Le processus de sa guérison passe donc pas un retour par la reformation d’un moi avec des fragments épars. Dès 1943, à Rodez, il recommence à signer de son nom. Mais tout au long de ses écrits, il décline des personnalités multiples, il s’assimile au Christ, aux Tarahumaras, peuple du Mexique chez qui il s’est initié au rite du peyotl en 1936, son délire est un délire monde comme dirait Deleuze. Malgré tout, il semble qu’il arrive à se retrouver au sein d’un moi multiple comme l’atteste la célèbre première phrase de cit-gît : « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils, mon père, ma mère et moi25 ». Ses autoportraits sont des témoignages vertigineux de ses tentatives pour retrouver une identité. Ainsi dans l’Autoportrait du 11 mai 1946, soit quelques jours avant sa sortie définitive de l’asile de Rodez, dessin conservé au centre Georges Pompidou, une grande figure au centre de la feuille mesurant 63 x 49 cm, surmonte quatre petites figures. La face centrale, celle d’Artaud est fêlée, tout comme sa personnalité. Une large entaille sillonne son front et le fend. Cette faille elle-même se brise en deux au milieu du front. Le visage d’Artaud est donc divisé. Si nous observons plus attentivement nous voyons qu’Artaud à en fait accolé deux éléments de visage, il a forcé l’unité, mais il reste cette brisure. Il cherche à être un individu « au sens étymologique du terme, de corps indivisible26 ». Le contraste est frappant au niveau des yeux. L’un d’eux est représenté mi-clos, livide, l’autre est grand ouvert et extrêmement bien détaillé, jusqu’au reflet dans l’iris. D’un coté du visage on retrouve donc une face morte, dont les os du crane émergent. De l’autre on voit un visage en vie, par la courbe de la joue, par la force de l’œil. Artaud montre donc à l’œuvre le processus de ré-unification, par la juxtaposition forcée d’un visage mort et vivant. Tout comme deux plaques de la croûte terrestre en se frottant créent un tremblement de terre, deux morceaux du moi en se rapprochant créent une faille que l’on retrouve au milieu du visage. Et ce jeu de failles qui parcoure toute la face, sous l’œil gauche notamment façonne et sillonne le visage. Le processus de réunification de l’identité est donc un jeu de force chtonien, qui affecte jusqu’à la surface du visage. On retrouve cette dialectique de la surface et de la profondeur dans un des textes de Suppots et Suppliciations : « car dieu de son vrai nom s’appelle Artaud, et c’est le nom de cette espèce de chose innommable entre le gouffre et le néant / qui tient du gouffre et du néant /et qu’on n’appelle ni ne nomme / et il paraît que c’est un corps aussi / et non pas l’idée, mais le fait d’un corps / et le fait que ce qui est néant soit le corps / le gouffre insondable de la face, de l’inaccessible plan de surface par où se montre le corps du gouffre, le gouffre en corps, ce gouffre le corps, le gouffre corps27 ». Artaud s’applique à sonder le corps gouffre28 pour remonter jusqu’au plan inaccessible de la face, jusqu’à la sur-face. C’est par exploration, excavation qu’Artaud dessine. La figure d’Artaud est ainsi martelée, poinçonnée par ses voyages souterrains. On remarque ainsi les cavités notamment sur les pommettes. Le visage est donc véritablement un foyer de lutte pour l’identité, les marques crayonnées seraient comme les traces d’un champ de bataille ravagé et font de ce dessin une véritable cicatrice plastique. Ce jeu sur le moi se démultiplie si l’on considère la petite figure de droite comme un autre autoportrait d’Artaud, puisque l’on y retrouve cette même entaille qui part du front jusqu’au nez avec l’adjonction de clous comme supplice ou peut être éléments de fixation. La face est pour Artaud un lieu où l’on voit le combat pour son identité personnelle, une lutte pour la réunification, pour relier ce qui est disjoint, pour résilier cette pénible scission à l’intérieur de son être. Le visage est une quête inaboutie parce que le moi est sans cesse fuyant, menacé. Un des médecins à l’asile de Rodez, le docteur Jean Dequeker, a d’ailleurs commenté la création de cette œuvre «  sur une grande feuille de papier blanc, il avait dessiné les contours abstraits d’un visage, et dans cette matière à peine esquissée où il avait planté les tâches noires des futures apparitions, sans le miroir reflétant, je l’ai vu créer son double, comme dans un creuset, au prix d’une torture sans nom. Il travaillait avec rage, cassait crayons sur crayons, souffrait les affres de son propre exorcisme. Au milieu des cris et des poèmes les plus enfiévrés qui soient sortis de sa rate de supplicié, il frappait et incantait un peuple de larves rebelles, lorsque, tout à coup saisissant la réalité son visage apparut 29».
Si Artaud procède par « coups de sonde » pour faire remonter à la surface du visage les tourments de l’intérieur, c’est à dire pour faire rejaillir des profondeurs de l’âme un visage inconnu. Giacometti, lui, reste à l’extérieur. Il saisit le modèle avec son œil, en intégrant l’expérience de la vision. L’autoportrait de 1960, appartenant à la collection Klewan, montre comment il construit l’architecture d’une tête au travers des phénomènes de vision. Tout d’abord il se représente comme il se voit, tel qu’il a posé, c’est à dire de face, à hauteur des yeux, à une certaine distance. Il s’ensuit que l’on perçoit un certain relief dans cette tête, le nez est plus proche de nous, les oreilles semblant en retrait. Giacometti a opéré une réduction radicale, comme souvent dans ses dessins, sa tête et son buste flottent dans un espace blanc immatériel d’où émerge seulement un pan de mur au fond à peine esquissé. Il se représente entouré de vide. Par la même, une certaine présence se dégage de cette tête. L’orbite des yeux semble presque exagérément creusée derrière ses lunettes, comme si Giacometti regardait avec une focale courte, mise au point sur les yeux. Jean Paul Sartre décrit de façon claire cette situation : « Voici un tableau d’Ingres : si je regarde le bout du nez de l’odalisque, le reste du visage devient flou, un beurre rose tacheté de rouge tendre par les lèvres ; que je porte mon regard sur les lèvres, à présent, elles sortiront de l’ombre, humides, entrouvertes et le nez disparaîtra, mangé par l’indifférenciation du fond : qu’importe je sais que je peux le convoquer à ma fantaisie, voilà qui rassure. Avec Giacometti, c’est tout le contraire ; pour qu’un détail me semble net et rassurant et il suffit que je n’en fasse pas l’objet explicite de mon attention (…)30 ». Ainsi Giacometti ne peint pas les choses, il dessine un regard. Mais Giacometti va plus loin que ce premier pas physiologique. Ce qu’il cherche à saisir au travers de cette vision, c’est la présence de l’Etre. L’Etre est si difficilement saisissable qu’il faut le réduire. Ainsi il dit « En ayant un demi-centimètre de quelque chose, vous avez plus de chance de tenir un sentiment de l’univers que si vous avez la prétention de faire le ciel entier31. ». Cette réduction se fait au sein de l’architecture de la tête où prédomine le vide. D’autant que pour Giacometti le réel est discontinu, il change sans arrêt. Chaque regard ne peut se concentrer que sur une infirme partie du monde : «  Lorsque je regarde le verre, de sa couleur, de sa forme, de sa lumière, il ne me parvient qu’une toute petite chose, très difficile à déterminer, qui peut se traduire par un tout petit trait, par une petite tâche, chaque fois que je regarde le verre, il a l’air de se refaire, c’est à dire que sa réalité devient douteuse, parce que sa projection dans mon cerveau est douteuse, ou partielle. On le voit comme si il disparaissait…resurgissait…disparaissait…resurgissait… c’est à dire qu’il se trouve bel et bien toujours entre l’être et le non-être. Et c’est cela qu’on veut copier 32». C’est pourquoi Giacometti pratique l’épure dans la retranscription du visage, la chair ayant disparu. Il ne peut se concentrer que sur l’architecte de la tête, le reste étant sans cesse fuyant. Giacometti s’appuie sur la charpente interne du visage, sur le crâne ; il indique d’ailleurs à plusieurs reprises qu’il ne distingue plus crâne et tête : « Alors, peu à peu, voir un crâne devant moi ou un personnage vivant, la différence devient minime…Le crane prend pour finir, une présence vivante (…). Travaillant d’après le personnage vivant, et cela avec presque de la frayeur, j’arrivais si j’insistais un peu, à voir à peu près le crane de travers33 ». Giacometti donne alors quelques coups de gommes diagonales qui abolissent la frontière de cette architecture. Cette technique permet de faire entrer de la lumière et de l’air dans un dessin. Mais ces coups de gomme en plein milieu du visage ont une portée plus symbolique ; c’est le vide même qui s’installe au cœur de l’Etre. Si les portraits de Giacometti mettent en doute l’intégrité de l’Etre, c’est parce que c’est autant par le vide que par le trait qu’ils se forment comme l’a remarqué Jean Genêt : « les traits ne sont là que pour donner forme et solidité aux blancs. Qu’on regarde bien : ce n’est pas le trait qui est élégant, c’est l’espace blanc contenu par lui. Ce n’est pas le trait qui est plein, c’est le blanc 34». Le visage humain devient alors un objet totalement diaphane, transparent, transpercé d’espace : « « Si je vois une tête de très loin, j’ai l’idée d’une sphère, si je la vois de très près, cela cesse d’être une sphère, pour devenir une complication extrême en profondeur. On entre dans l’être, on voit à travers le squelette 35». Cette interpénétration du plein et du vide, de l’intérieur et de l’extérieur, de l’être et du néant au sein du visage humain, fait de lui une structure instable, fragile. Pour lui « les têtes (...), sont une masse en mouvement [allure], forme changeante et jamais tout à fait saisissable. Et puis elles sont comme liées par un point intérieur qui nous regarde à travers les yeux et qui semble être leur réalité, une réalité sans mesure, dans un espace sans limite. 36». Giacometti tente donc de saisir l’être, « le point intérieur » transcendant qui lie un visage sans cesse mouvant. « Il (le personnage) est surtout une espèce de noyau de violence. C’est probable d’ailleurs. Il me semble assez plausible qu’il en soit ainsi du fait même qu’il puisse exister…du fait même qu’il existe, qu’il n’est pas broyé, écrasé, il me semble qu’il faut qu’il y ait une force qui le maintienne 37». Par là il se rapproche du concept de conatus de Spinoza qui signifie « l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose 38».
Comme le remarque Jean Jacques Levêque « Giacometti est allé de l’enveloppe à l’âme. Sans rencontrer l’âme, et ayant usé l’enveloppe jusqu’à la corde. Artaud part du centre. De l’os. 39». Artaud et Giacometti se distinguent par le sens de perception du réel. Giacometti va de l’extérieur vers l’intérieur de l’Etre, depuis sa vision et par transparence, il atteint le noyau de l’Etre. Artaud part du moi interne du modèle qu’il imagine par projection de ses propres névroses, (« Et pourquoi des yeux quand il faudrait inventer ce qu’il y a à regarder »)40 pour le faire surgir sur le visage, sur la face, la sur-face. Là où Artaud et Giacometti se rejoignent c’est dans l’action de saisir le visage afin de le préserver. Pour Artaud, le visage humain est menacé de dislocation par le jeu des identités multiples qui le traverse. Il lutte donc par le dessin, pour réassembler ce qui était disjoint. Il envisage l’Art non pas comme un jeu de formes mais comme une magie véritable qui peut reconstruire le réel. Pour Giacometti l’Art n’est pas un moyen d’action mais un outil de connaissance. Le dessin l’aide à voir. Ce qu’il tente de préserver dans ses portraits c’est non seulement sa vision, mais aussi l’essence de la vie, le noyau qui permet à l’Etre de persister face à la mort et au Néant qu’il pressent envahissant et omniprésent. Grâce à Francis Ponge, nous savons que Giacometti se sentait lié aux dessins d’Artaud : « Ce que nous avons dit, Giacometti et moi, au sujet d’Artaud, je disais […] que les deux surréalistes les plus importants, ceux qui sont allés aux extrêmes, sont Marcel Duchamp (éléatisme) et Artaud (expressionnisme). Giacometti a approuvé, disant que les dessins d’Artaud sont parmi les plus beaux qu’il connaisse (les opposants aux exercices virtuoses de Matisse ou de Picasso). Beaucoup plus nécessaires, en effet. Il voulait parler des dessins proprement dits (portraits). Moi je pensais surtout aux dessins en marge des manuscrits […], trouant parfois le papier 41». Plus nécessaire, car partageant le même sentiment qu’il faut sauver le visage de l’engloutissement auquel il est condamné. Finalement pourquoi Artaud et Giacometti sont persuadés que la représentation du visage est devenue impossible ? A notre avis cela vient de l’ambition démiurge qu’ils s’imposent et qui ne peut mener qu’à l’aporie. Giacometti veut appréhender l’apparence par la vision, tout en étant confronté à un monde discontinu qui à chaque coup d’œil se reconfigure. Artaud lui veut donner un visage à quelque chose qui n’est pas encore né, à un nouveau corps qui n’aurait pas été conçu par Dieu mais par l’homme42 lui-même, un « corps sans organe », un corps qui ne fait plus souffrir son possesseur. Nous sentons bien que ces deux projets transcendent les possibilités d’un artiste. Le fait de se fixer des objectifs irréalisables mène inévitablement à l’échec, mais à de magnifiques faillites. Si tous leurs portraits ne sont pour eux que des ratages, ils sont pour nous des tentatives désespérées de sauver le visage du néant et une sublime manière de lui faire retrouver la face.


1 Artaud, Antonin, Portraits et dessins par Antonin Artaud du 4 au 20 juillet 1947, Paris Galerie Pierre, 1947, texte écrit à l’occasion de l’exposition des dessins de l’auteur à la Galerie Pierre in Artaud, Antonin, Oeuvres, Paris, Gallimard, 2004, p 1536
2 Giacometti, Alberto, « Carnets et feuillets », vers 1960 in Giacometti, Alberto, Ecrits, Paris, Hermann, (1990), 1997, p 218
3 Artaud, Antonin, ibid.
4 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Schneider », juin 1961 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 263
5 Hermann Hesse dans le Loup des steppes, Paris, Calmann-Levy, (1927), 1947, p. 13, écrit à propos des suicidés une phrase qui pourrait s’appliquer aux visages dépeints dans les années quarante : « Le propre du « suicidé »- et Harry l’était- n’est pas de se trouver forcément en relations constantes avec la mort, mais de sentir son moi, à tort ou à raison n’importe, comme un germe particulièrement dangereux, douteux, menaçant et de menacé de la nature ; c’est de se croire toujours exposé au danger, comme s’il se trouvait sur la pointe extrême d’un rocher d’où la moindre poussée du dehors et la moindre faiblesse du dedans peuvent suffire à la précipité dans le vide ».
6 Giacometti, Alberto , ibid, p 262
7 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », 3 mars 1951 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p247
8 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », 13-19 juin 1962 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 270
9 Giacometti, Alberto , ibid, p 273
10 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Pierre Schneider », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 262
11 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Dumayet », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 284 « Alors j’ai recommencé à travailler non plus pour réaliser la vision que j’ai des choses mais pour comprendre pourquoi ça rate »
12 Artaud, Antonin, op.cit., p 1049
13 Bonnefoy, Yves, Alberto Giacometti, Paris, Editions Assouline, 1998, p 297-298, « En fait la pensée d’Artaud nous aidera surtout à comprendre ce qui va faire l’originalité de la décision de Giacometti. Tout comme ce dernier, Artaud avait éprouvé, quand il en était encore aux formes classiques de l’expression, qu’il lui était impossible de rendre compte de ce que lui paraissait être la vie ; il avait vécu cet échec comme l’essentiel de son expérience, le manquement où chercher la vérité, et de ce point de vue les deux recherches avaient été remarquablement parallèles, autant que contemporaines »
14 Derrida, Jacques & Thévenin, Paule, Artaud dessins et portraits, Paris, Gallimard, 1986, p 36
15 Giacometti, Alberto, « Le rêve, le sphinx et la mort de T », décembre 1946 in Giacometti, Alberto, Ecrits, p30, « Je commençais à voir les têtes dans le vide (…). Ce n’était plus une tête vivante, mais un objet que je regardais comme n’importe quel autre objet, mais non autrement, non pas comme n’importe quel objet, mais comme quelque chose de vif et mort simultanément ».
16 Bonnefoy, Yves, op.cit, p 297 « (...) Tête sur tige, ce portrait d’Artaud à sa façon, sculpté dans les mois de sa mort ? »
17 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 274, « De toute manière, on ne peut tout posséder, on ne peut tout posséder… Ce qu’on pourrait posséder, ce n’est que l’apparence. Il ne reste de la réalité que l’apparence. » 
18 Jung, Carl-Gustav, L’Homme à la découverte de son âme, 1943, 6ème édition, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 1962, p. 17 « L’individu a deux liens au monde, la perception et la projection, deux liens irrationnels. Ce que l’individu reçoit du monde par l’intermédiaire de ses sens : la perception. Et ce qu’il y investit, ses mirages et ses chimères intérieures : la projection. Elles sont dévastatrices si elles demeurent inconscientes »
19 Artaud, Antonin, op. cit., p. 1536
20 Bonnefoy, Yves, op.cit., p. 376 « Quant à moi, je suis tout à fait incapable d’exprimer quelque sentiment humain que ce soit dans mon travail, J’essaie de construire une tête et rien de plus »
21 Derrida, Jacques & Thévenin, Paule, op. cit., p. 55-108
22 De Mèredieu, Florence, C’était Antonin Artaud, Paris, Fayard, 2006, p. 749
23 ibid, p. 844
24 ibid, p. 788
25 ibid, p. 1152
26 Allet, Natacha, Le gouffre insondable de la face, Genève, La Dogana, 2005, p. 13
27 Artaud, Antonin, Oeuvres, p. 1420
28 Rappelons cette phrase extraite du Visage humain : « Tous sont des ébauches, je veux dire des coups de sondes ou de boutoirs donnés dans tous les sens du hasard, de la possibilité, de la chance ou de la destinée »
29 Jean Dequeker, Naissance de l’image, La Tour de Feu, n°63-64, décembre 1959, p. 25 in Coll., Artaud sans légende : réed. à l'identique du dossier essentiel de La Tour de feu (1959-1971-1977), Jarnac : Les Amis de Pierre Boujut et de la Tour de feu, 2002
30 Sartre, Jean Paul, « les peintures de Giacometti », in Sartre, Jean Paul, Situations IV, Paris, Gallimard, 1978, p. 361
31 Giacometti, Alberto , « Entretien avec David Sylvester », in Giacometti, Alberto, Ecrits,, p.291
32 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 274
33 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p.245
34 Genet, Jean,  « L’Atelier d’Alberto Giacometti » in Jean Genet, Œuvres complètes, tome V, Paris, Gallimard, 1979, p. 63
35 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Anne Parinaud », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 270
36 Giacometti, Alberto, « Entretien avec Pierre Dumayet », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p 284
37 Giacometti, Alberto , « Entretien avec Georges Charbonnier », in Giacometti, Alberto, Ecrits, p. 245
38 Spinoza, Baruch, Ethique, Paris, Gallimard, (1677), 1994, Éthique III, Proposition VII 
39 Levêque, Jean-Jacques, Antonin Artaud, Paris, Henri Veyrier, 1985, p. 101
40 Artaud, Antonin, Œuvres complètes, Tome XIV, Paris, Gallimard, 1978, p 202
41 Ponge, Francis, L'Atelier contemporain, Paris, Gallimard, 1977, p. 165. Giacometti a pu voir les dessins d’Artaud dans la galerie de Pierre Loeb qui exposait les deux artistes. Ils ont d’ailleurs tous les deux pris Loeb comme modèle. Malheureusement si les portraits de Giacometti (il en en a réalisé trois) sont saisissant de virtuosité technique celui d’Artaud est purement mimétique et sans grand intérêt esthétique ou d’expression. Rencontre avortée.
42Artaud, Antonin, Pour en finir avec le jugement de dieu in, Oeuvres, p 1654. L’une des obsessions majeures d’Artaud est la refonte du corps humain. Selon lui « L’homme est malade parce qu’il est mal construit » il devrait « passer une fois de plus mais la dernière sur une table d’autopsie pour lui refaire son anatomie »

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