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mercredi 14 décembre 2011

Gustave Flaubert - Trois contes

Pourquoi Flaubert est-il une infection fatale pour tout écrivain ? C’est qu’il est comme une affection virale qui attire à lui tous les éloges, une cathédrale contemporaine où chacun s’extasie devant l’ordonnancement magique. Il est l’amant inavoué des enfants de chœurs de la perfection. Comment Flaubert nous fait-il croire incidemment au génie littéraire ? Comment a t-il pu arriver au parachèvement de son style dans ses Trois Contes ?

« Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère ». M.Proust

Flaubert n’écrit comme personne. Il creuse la langue avec des tournures de phrases inédites. Il crée des torsion dans la langue à nous filer des torticolis. Il procède avec l’inattendue, chaque phrase est le lieu d’une admiration, celle de l’émerveillement devant les méandres simples que peut prendre le français. Ainsi dès la deuxième phrase d’un cœur simple :
« Pour cent francs par an, elle faisait la cuisine et le ménage, cousait, lavait, repassait, savait brider un cheval, engraisser les volailles, battre le beurre, et resta fidèle à sa maîtresse, qui cependant n'était pas une personne agréable »
Flaubert essore la syntaxe avec le feu d’artifice finale : passage au passé simple, couperet fatal de soumission de Félicité après l’énumération des tâches quotidiennes et surtout la formule « qui cependant n’était pas une personne agréable ». N’importe quel (mauvais) écrivain aurait noté « qui n’était pourtant pas une agréable personne » et aurait raté cet effet d’étrangeté, au profit du sens. Flaubert, lui, explore les limites du sens et du style, en forgeant de nouvelles formes, comme un peintre dans son atelier… Si bien que la langue française redevient source de surprises…Sans jamais tombé dans l’abstraction expérimentale, car Flaubert vise une beauté pure, une nouvelle forme de classicisme.

Ce qui fait tenir les phrases de Flaubert c’est leurs sonorités, leurs fluidités. C’est en lisant à voix haute qu’apparait l’illumination…Aucun mot n’accroche, c’est du velours pour le palais, tout coule, c’est limpide. Pas d’allitération forcée, pas de consonance approximative, un pure jet divin, le rêve abouti d’une éjaculation sans secousse. Avec cet extrait de Saint Julien, on rebondit sur les S, on saute sur les accents, on glisse de R en R, on surfe sur les B, jamais on ne tombe dans une poche de la phrase, celle-ci est belle est rebondie; une femme enceinte de trop de style…Il y a toujours une petite assonance pour faire repartir la phrase, un petit repli soyeux pour prolonger l’oreille…Merveille de miniatures musicales…Flaubert dans ses contes c’est la puissance de la symphonie condensé dans de la musique de chambre…
« Toujours enveloppé d'une pelisse de renard, il se promenait dans sa maison, rendait la justice à ses vassaux, apaisait les querelles de ses voisins. Pendant l'hiver, il regardait les flocons de neige tomber, ou se faisait lire des histoires. Dès les premiers beaux jours, il s'en allait sur sa mule le long des petits chemins, au bord des blés qui verdoyaient, et causait avec les manants, auxquels il donnait des conseils. Après beaucoup d'aventures, il avait pris pour femme une demoiselle de haut lignage.»

Flaubert c’est le Spectacle c'est-à-dire « le capital à un tel degré d'accumulation qu'il devient image ». Car si B.E.E illustre la vacuité de son époque par l’étalage infini des marques, Flaubert lui aussi amasse son monde dans l’amoncèlement de marchandises. Il crée l’effet de réel par un déploiement d’objet, l’existence est fait de Choses. Mais Flaubert utilise un vocabulaire si riche, si varié, si étendu que chaque mot est comme un objet inconnu, un univers à appréhender, un espace à découvrir. Flaubert c’est la littérature à un tel degré d’accumulation d’objets qu’elle devient un monde à arpenter. Ainsi la visite des caves d’Hérode est l’occasion de recréer le passé, par la seule concentration d’objets ; le passé réifié reprend vie par l’inorganique :
« Vitellius demanda pourquoi tant de monde. Antipas en dit la cause : le festin de son anniversaire ; et il montra plusieurs de ses gens, qui, penchés sur les créneaux, halaient d'immenses corbeilles de viandes, de fruits, de légumes, des antilopes et des cigognes, de larges poissons couleur d'azur, des raisins, des pastèques, des grenades élevées en pyramides. Aulus n'y tint pas. Il se précipita vers les cuisines, emporté par cette goinfrerie qui devait surprendre l'univers. En passant près d'un caveau, il aperçut des marmites pareilles à des cuirasses. Vitellius vint les regarder ; et exigea qu'on lui ouvrît les chambres souterraines de la forteresse. Elles étaient taillées dans le roc, en hautes voûtes, avec des piliers de distance en distance. La première contenait de vieilles armures ; mais la seconde regorgeait de piques, et qui allongeaient toutes leurs pointes, émergeant d'un bouquet de plumes. La troisième semblait tapissée en nattes de roseaux, tant les flèches minces étaient perpendiculairement les unes à côté desautres. Des lames de cimeterres couvraient les parois de la quatrième. Au milieu de la cinquième, des rangs de casques faisaient, avec leurs crêtes, comme un bataillon de serpents rouges. On ne voyait dans la sixième que des carquois ; dans la septième, que des cnémides ; dans la huitième, que des brassards ; dans les suivantes, des fourches, des grappins, des échelles, des cordages jusqu'à des mâts pour les catapultes, jusqu'à des grelots pour le poitrail des dromadaires ! et comme la montagne allait en s'élargissant vers sa base, évidée à l'intérieur telle qu'une ruche d'abeilles, au-dessous de ces chambres, il y en avait de plus nombreuses, et d'encore plus profondes. »

Face à l’accumulation descriptive, il y a les synthèses, les condensations existentielles. Flaubert va à jusqu’à dessécher ses phrases pour aller à l’os du sens. Cela crée par contraste avec les parties chosifiées, vaporisées de véritable crevasse métaphysique. En une phrase il réduit le monde de la vie à l’insignifiance. Il va parfois si loin dans l’assèchement que parfois le sens peut échapper, comme dans Hérodias. Mais en faisant cela, il évite les grandes thèses, les réflexions superflues qui gâche l’art de la narration. Sauf chez Proust. Car si Flaubert condense, sans pour autant faire de maxime, l’existence, Proust lui dilate la vie, l’écartèle pour y fourrer sa langue, l’étend infiniment pour l’examiner médicalement, sentiment par sentiment. A l’inverse Flaubert n’est docteur que dans la tumeur locale, dans la phrase-synthèse qui condamne son patient c'est-à-dire l’humanité. Ainsi dans le deuxième chapitre d’un cœur simple, Flaubert résume son héroïne ainsi :
"Elle avait eu, comme une autre, son histoire d'amour !Son père, un maçon, s'était tué en tombant d'un échafaudage".
L’amour chez Félicité n’est déjà pas très exalté, « comme une autre », mais il est en plus mis tout de suite en contrepoint avec la mort de son père. Rien de la vie de Félicité ne semble dépasser et pourtant, le conte montre que la transcendance se niche ici, au creux de l’insignifiance. Les plus belles phrases de Flaubert sont celles où l’existence est si proche du néant qu’une dizaine de mots suffit à décrire une vie :
"Le petit cercle de ses idées se rétrécit encore, et le carillon des cloches, le mugissement des boeufs, n'existaient plus. Tous les êtres fonctionnaient avec le silence des fantômes. Un seul bruit arrivait maintenant à ses oreilles, la voix du perroquet".
Ici l’être de Félicité s’amenuise, sa puissance s’éteint et la prouesse de Flaubert c’est de l’annoncer avec si peu d’emphase, avec cette précision austère que l’émotion croit à mesure que le récit de la vie s’estompe. La grandeur synthétique comme réponse à l’ampleur lyrique du romantisme.

Les Trois contes ont comme point commun une certaine vision du mysticisme, une sorte d’exil du nihilisme récurrent de Flaubert. Dans un cœur simple, la vie la plus misérable, la plus négligeable est sauvée par son humilité, le dépassement se fait par la simplicité. Les sentiments les plus humbles, sont de nature divines, un perroquet comme saint esprit, une vie de servante comme celle d’une sainte. Pour Saint Julien, il s’agit d’une tragédie œdipienne, des héros qui ne rencontre que leurs destins, où la passion de la mort (au travers de la chasse) se transforme en passion de la vie, avec la fusion finale avec le corps de l’altérité la plus hideuse, ce lépreux sur lequel il se couche, ne laissant plus aucun espace entre lui et les autres afin d’atteindre la sainteté. Enfin pour Hérodias, je ne sais plus trop, sans doute la puissance des vrai prophètes, de ces véritables croyants qui dérangent la bourgeoise romaine au point de vouloir les faire disparaitre, saint Jean Baptiste à la fois comme empire de la langue avec ces invectives et comme annonce du messie qui ne peut arriver que par la mort.

"Console-toi ! Il est descendu chez les morts annoncer le Christ ! »L'Essénien comprenait maintenant ces paroles : « Pour qu'il croisse, il faut que je diminue. »"

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